Vu du Moyen Âge : reconstruire la cathédrale
Maxime Fulconis, Sorbonne Université
Le choc des images de Notre-Dame de Paris en feu passé, experts et grand public s’interrogent sur la bonne manière de reconstruire la cathédrale. S’il semble évident à tous que l’aspect extérieur de la toiture doit demeurer la même, il s’agit de déterminer si la charpente interne doit être reconstruite en métal ou en bois, et dans ce cas selon quelles méthodes ? De même, l’usage du plomb ou d’un métal similaire mais moins toxique pour la couverture pose question. Mais la principale interrogation concerne la flèche : faut-il la reconstruire à l’identique ou bien assumer une aiguille contemporaine ?
Les hommes et les femmes du Moyen Âge ont eu, à de très nombreuses reprises, à reconstruire leurs cathédrales, mais ils ne se posèrent jamais réellement ce type de questions. Est-ce le signe que notre rapport à ces édifices a fondamentalement changé ?
Des cathédrales en mouvement !
Dans nos esprits profondément pénétrés par l’idée de patrimoine, la cathédrale est unique et destinée à conserver à jamais sa forme matérielle et son emplacement. Mais les hommes et les femmes du Moyen Âge n’ont pour leur part jamais eu de problème à changer de cathédrale. Pour eux, le bâtiment a d’ailleurs été moins important que le trône épiscopal (cathedra) qui donnait par extension son nom à l’édifice qui l’accueillait. La cathédrale est en effet avant tout l’église que l’évêque a choisie pour installer son siège, au sens littéral et figuré.
L’évêque pouvait tout à fait décider de déménager la cathédrale, ce qui a pu arriver plusieurs fois dans l’histoire de certaines villes. Prenons un seul exemple, celui d’Orvieto, cité située entre Rome et Florence. À la fin de l’Antiquité, le siège cathédral est situé dans une première église dédiée à saint André et situé au cœur de la ville. Mais vers le VIIe siècle, l’évêque décide de déplacer la cathédrale dans une petite église située à l’extérieur des fortifications urbaines. La cathédrale est alors littéralement au milieu des champs, une situation étonnante pour nous mais relativement banale en l’Italie à l’époque.
Au milieu du XIe siècle, l’évêque décide de transférer de nouveau la cathédrale à l’intérieur de la ville, mais fait le choix de ne pas retourner dans l’église Saint-André et de fonder une nouvelle et modeste église, dédiée à la Vierge. Les églises cathédrales dédiées à la vierge sont typiques des XIe-XIIe siècle, car durant le haut Moyen Âge, elles sont plutôt dédiées à de grands martyrs. La cathédrale de Paris était ainsi dédiée à Saint Étienne entre le IVe siècle et les années 1160. Cette cathédrale parisienne du haut Moyen Âge n’était d’ailleurs pas située sur l’emplacement de Notre Dame, mais sur la place qui la devance. Les visiteurs de la crypte archéologique peuvent d’ailleurs toujours en voir quelques vestiges ! Et lorsque Notre Dame fut construite, les bases du mur arrière de Saint-Étienne furent réutilisées comme fondations pour la façade de la nouvelle cathédrale. Ainsi, Paris a elle aussi connu un déplacement de sa cathédrale, même si ce n’est que de quelques dizaines de mètres.
Reconstruire d’une manière totalement différente
Contrairement à nous, les hommes et les femmes du Moyen Âge cherchent rarement à imiter les formes du passé lorsqu’ils doivent refaire un édifice. Ils reconstruisent presque toujours dans le style de leur temps et montrent même à certaines périodes un goût marqué pour la nouveauté.
Reprenons notre exemple d’Orvieto : lorsque la cathédrale est de nouveau transférée en ville au milieu du XIe siècle, elle est construite selon les standards de l’art roman de l’époque. En réalité, la cathédrale n’est alors pas un bâtiment unique, mais un ensemble d’édifices que l’on désigne comme le « groupe cathédral ». Il y avait l’église cathédrale elle-même, c’est-à-dire celle où l’évêque plaçait son siège majestueux (cathedra). Mais à Orvieto comme dans de nombreux autres lieux, elle ne constituait pas l’édifice principal. D’ailleurs, à cette époque, l’évêque s’intéresse bien plus à son palais attenant qu’à la cathédrale elle-même : dans les années 1140-1200, les évêques négligèrent si durablement de réparer le toit de la cathédrale que de l’herbe poussait sur son dallage et que l’état de l’église scandalisait bien des habitants.
Au centre du groupe cathédral se trouvait surtout un petit édifice de plan centré (carré ou octogonal) : le baptistère. Et accolée à cet édifice se trouvait la plus grande église de l’ensemble, celle des chanoines qui constituaient la fine fleur du clergé de la ville. Le tout était entouré de cloîtres, de réfectoires, de dortoirs, de chambres, de maisons et même de boutiques et d’ateliers à l’usage des chanoines, de l’évêque et de leurs serviteurs. Si la physionomie de cet ensemble peut étonner nos esprits contemporains, elle était normale pour les individus du temps : les archéologies ont par exemple retrouvé un ensemble cathédral similaire à Genève.
Pour les personnes qui vivent dans la première moitié du Moyen Âge, l’église cathédrale n’a pas réellement à briller par son architecture. D’ailleurs, il n’est pas rare que la cathédrale ne soit pas la plus grande ou la plus belle des églises de la ville. Mais, à partir du XIIe siècle en France, et surtout au XIIIe siècle en Italie, la croissance économique permet de lancer de grands projets pour reconstruire des cathédrales monumentales. Et à cette occasion encore, les contemporains font des choix radicaux : à Paris comme à Orvieto, on décide de raser totalement l’ancienne cathédrale et toutes ses éventuelles dépendances et d’en construire une nouvelle, dont le plan, les volumes et la sculpture marquent une profonde rupture avec l’édifice précédent. C’est à ce moment que naissent les grandes cathédrales gothiques, voulues et pensées comme des édifices uniques et majestueux.
Entre entretien et transformation
Pour que la construction pensée par les premiers architectes de ces grands édifices soit menée à bien, il fallut souvent des décennies, parfois des siècles de travaux. Mais si les grandes lignes des premiers plans furent bien respectées, la cathédrale ne fut jamais un objet pétrifié. Les architectes et chefs de chantiers successifs font régulièrement évoluer les plans initiaux. Il n’est pas rare qu’à un moment des travaux, décision doit prise d’agrandir l’édifice par rapport aux dimensions initialement prévues.
De même, les façades et parties sculptées sont toujours au moins en partie redessinées et repensées par la personne responsable du chantier au moment de la réalisation de ce segment des travaux. Le maître tenait en effet autant à y laisser son empreinte qu’à adapter l’œuvre au goût de son temps. Plusieurs croquis des façades de la cathédrale d’Orvieto nous permettent par exemple de suivre l’évolution du projet au cours du temps.
Et même lorsque l’intégralité des murs et des charpentes sont enfin construits, la cathédrale n’est jamais terminée. Les ouvriers ont régulièrement eu à changer le bois d’un beffroi, à refaire une toiture abîmée. Et il est rare que l’on refasse à l’identique : c’est souvent selon les méthodes ou les formes du temps que l’on refait. Pour des raisons esthétiques, on continue sans cesse à transformer des parties de l’édifice. Parfois, une statue est rajoutée sur la façade ou sur le toit. Il est fréquent qu’une mosaïque ou une peinture soit refaite, souvent sans se soucier d’imiter le style original. Régulièrement enfin, on ajoute une chaire à prêcher ou une chapelle dont le style n’a rien à voir avec celui de la structure initiale. Dans sa structure, Notre Dame de Paris est ainsi achevée vers 1250, mais on ajoute au XIVe siècle une clôture en bois sculpté autour du chœur, de nombreuses statues, autels et stalles à l’époque moderne.
Ainsi, non seulement les cathédrales n’ont jamais été conçues comme des monuments figés dans le temps, mais elles ont constamment bougé, évolué, été refaites et transformées. C’est ce qui explique qu’aujourd’hui encore, un grand nombre d’églises se présentent comme des patchworks qui désorientent le touriste et ravissent l’amateur d’art. On peut souvent retrouver dans le même édifice religieux une colonne romaine, une mosaïque du IVe siècle, un autel du VIIIe siècle, des murs et une volumétrie romane, une sacristie gothique, un plafond renaissance et des chapelles baroques.
Les premiers qui furent réellement choqués par toute cette hétéroclicité furent les hommes du XIXe siècle qui, tel Viollet-le-Duc, cristallisèrent l’idée d’un patrimoine éternel et hors du temps. Pour extirper des monuments ce mouvement et cette accumulation d’époques qu’ils considéraient comme une hérésie, ils imaginèrent arbitrairement un état initial du bâtiment qui n’exista sans doute jamais, et entreprirent des restaurations qui, bien loin de restituer la construction originelle qu’ils fantasmaient… ne firent que créer un état nouveau et des transformations supplémentaires.
Ainsi, malgré les volontés de « refaire à l’identique », les cathédrales restent et resteront toujours le résultat de siècles de transformations et de remaniements. La vraie question est donc surtout de savoir ce que nous voulons que nos cathédrales deviennent. Et c’est seulement de la réponse que nous apporterons à cette question que doivent découler les choix techniques et artistiques.
Maxime Fulconis, Doctorant à l'Université Paris-Sorbonne, (Ecole Doctorale Mondes Ancien et Médiévaux) , Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.