On pourrait commencer par s’interroger autrement : pourquoi ne plus courir ? Le petit sapiens apprend à marcher mais il découvre naturellement la course. Tous les enfants courent dans les aires de jeux, les parcs ou à l’école dans la cour de récréation. Leur plaisir à courir est évident. Après, peu avant l’adolescence, on apprend… à ne pas courir ! Qui n’a pas entendu des parents, excédés, dire à leur jeune enfant « Mais arrête de courir partout ! » et, au contraire, à l’ado avachi sur le canapé, « mais bouge-toi un peu ! »
Nous sommes « nés pour courir » comme l’ont démontré Dennis Bramble et Daniel Lieberman dans un article paru en 2004 dans la revue Nature. Sous la pression de la sélection naturelle, nous avons développé des qualités extraordinaires pour la course d’endurance. Si nous sommes plutôt de mauvais sprinters par rapport aux mammifères à quatre pattes, c’est sur la course de fond que nous nous démarquons. Nous sommes les seuls primates à pouvoir produire de l’énergie en aérobie et donc courir de longues distances en endurance. De plus, dotés d’un système unique de glandes sudoripares – notre organisme en compte deux à quatre millions – nous pouvons transpirer abondamment et ainsi réguler notre température. Enfin, notre système pileux, très réduit par rapport aux autres primates, nous permet, là encore, de maintenir plus facilement notre température corporelle à un niveau acceptable, malgré l’effort.
Dans des sociétés où la technologie prend toujours plus de place, la course à pied est un acte de résistance. Quoi de plus simple ? Une paire de chaussures, un short ou un collant l’hiver, une brassière ou un t-shirt, c’est tout ! Et où qu’on vive, à toute heure du jour ou de la nuit, on peut courir. De plus, en raison de l’intensité physique liée à la course à pied, une demi-heure suffit pour tirer profit de cette activité.
Courir pour sa santé
L’Organisation mondiale de la santé est très claire, elle « recommande que les adultes pratiquent au moins 150 à 300 minutes d’activité aérobique d’intensité modérée par semaine (ou la durée équivalente d’activité d’intensité soutenue). » Plus loin, la durée en activité d’intensité soutenue est précisée, 75 à 150 minutes, soit par exemple 2h30 de course à pied.
Courir régulièrement renforce les muscles et les os, cela aide à la solidification du squelette et permet également de prévenir les risques de diabète, de mauvais bilans sanguins (cholestérol), d’hypertension ou encore d’accidents cardio-vasculaires. Plus précisément, Zeljko Pedisic et ses collègues ont montré dans une méta-étude (étude reprenant de nombreuses études avec de larges cohortes) portant sur 232 149 participants parue dans le British Journal of Sports Medicine, qu’une simple pratique hebdomadaire de la course à pied permettait déjà de réduire les principaux risques de 27 % et plus spécifiquement les morts de maladies cardiovasculaires de 30 % et par cancer de 23 %.
Même pour les articulations, contrairement à ce qu’on entend souvent, l’effet est bénéfique. En 2017, Grace H. Lo et son équipe ont démontré à travers une autre méta-étude que les coureurs avaient moins d’arthrose au genou que les autres.
Ce qui est le plus nocif, c’est, de loin, la sédentarité. La même année, Eduard Alentorn-Geli s’est intéressé à l’arthrose dans les genoux et les hanches, là encore sous la forme d’une méta-étude. La conclusion est intéressante : « La course à pied s’est avérée avoir une association bénéfique avec le risque d’arthrose de la hanche et du genou chez les coureurs exposés à la course à pied depuis moins de 15 ans. » Pour les personnes qui courent depuis plus longtemps, les études n’ont pas permis de conclure dans un sens ni dans l’autre.
Concernant cette fois la densité minérale osseuse, dont la baisse est liée à l’ostéoporose, une étude dirigée par R. Scott Rector en 2008 a comparé de façon intéressante des cyclistes et des coureurs. Ces derniers souffraient sept fois moins d’ostéopénie de la colonne vertébrale (trop faible densité minérale osseuse). En courant, les coureurs portent leur poids (contrairement aux cyclistes) et cela stimule les os.
Enfin, sur le plan psychique, la course à pied permet de gagner en concentration et de lutter contre les troubles de l’attention (enjeu de santé publique majeur). La production d’endorphines – étymologiquement « morphine endogène » – est avérée chez les personnes qui courent en endurance, après 30 à 45 minutes. Cette hormone, naturellement produite par le cerveau, possède un rôle à la fois anxiolytique, antalgique et relaxant. À cela s’ajoutent la sécrétion de dopamine, qui stimule la zone de la récompense, ainsi que la sérotonine qui déclenche une sensation de bien-être.
De nouvelles formes de sociabilité
Ce sentiment de bien-être vient aussi de moments partagés entre coureurs et coureuses. Des amitiés fortes peuvent se développer pendant ces longs moments passés à cheminer, souvent en pleine nature, côte à côte. La posture physique, l’un à côté de l’autre, sans vraiment pouvoir se regarder dans les yeux, présente les mêmes avantages que la situation classique de l’analyse freudienne (ou d’autres chapelles), avec le divan et le ou la psychanalyste en arrière de la tête du patient. Dans cette configuration de course, il est possible de s’épancher, sans être interrompu par les aléas du quotidien.
L’effort fourni pour la course nous enlève la cuirasse que nous portons souvent en société. Ainsi vulnérables, les coureurs peuvent partager une certaine intimité qui se trouve rattachée dans la mémoire à des lieux et des échanges. De plus, avec l’essor des réseaux sociaux, on trouve des clubs informels avec toutes les spécificités imaginables, ce qui permet de rencontrer des coureurs.
Courir, c’est punk et politique
Courir est un acte fondamental de liberté qui se pratique dans un relatif dénuement et en général, en dehors de toute organisation. En cela, la course à pied peut être considérée comme relevant d’un geste qui serait par essence libertaire. C’est une appropriation de l’espace et il arrive d’ailleurs que des traileurs fassent peu de cas de la notion de « propriété privée » en traversant des forêts ou autres zones naturelles.
Cette activité s’accommode de l’attitude « do it yourself » (faites-le vous-même) propre aux mouvements punk ou anarchistes, proches de l’autogestion, qui rompent avec le consumérisme et la marchandisation caractéristique de nos sociétés occidentales. Figure emblématique, le chanteur des Clash, Joe Strummer, était au départ du marathon de Londres en 1983, avec sa coupe iroquoise et un t-shirt qu’il avait personnalisé au pochoir.
Courir a aussi une dimension féministe importante. Jusqu’aux années 1970, les courses étaient interdites aux femmes. Kathrine Switzer a causé un scandale en 1967 car elle a osé courir le marathon de Boston dont était exclue la gent féminine. Elle n’a eu cesse, depuis, de se battre pour la présence des femmes en course à pied, mettant en place une série de marathons réservés aux femmes et tenus dans différentes villes de 1978 à 1984. Le dernier de ces marathons a eu lieu à Paris et c’est à cette occasion que Barbara Humbert a couru cette distance pour la première fois… avant de parcourir à nouveau la même distance, 40 ans plus tard, à l’âge de 84 ans !
Courir, c’est d’ailleurs mieux vivre son vieillissement et gagner en sagesse : s’accomplir en cessant de se dépasser. Des chercheurs de la Mayo Clinic réunis autour de Matthew Robinson ont même montré en 2017 que l’entraînement aérobique à haute intensité permettait d’inverser certaines manifestations du vieillissement dans la fonction protéique de l’organisme.
Enfin, si tant de personnes courent, c’est aussi car elles apprécient la capacité à endurer et l’effort. Prolongeant la phrase de Camus, il faut sans doute imaginer Sisyphe heureux, dans son effort !
Jérôme Segal vient de publier « Pourquoi courir ? 20 raisons de pratiquer la course à pied » (édition Les Perséides).
Jérôme Segal, Histoire, sociologie, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.