Les corbeaux sont-ils si intelligents que ça ?
Les corbeaux ont des capacités cognitives remarquables, mais sont-ils aussi intelligents que ça ? Analyse.
Il devient de plus en plus connu des scientifiques, mais aussi du grand public, que les corvidés (dont les corbeaux et corneilles) sont des animaux aux capacités cognitives remarquables.
De nombreuses vidéos sur Internet ou des émissions télé nous ont déjà montré des corbeaux qui peuvent imiter des voix, ou qui savent résoudre des casses têtes complexes. Mais ces oiseaux sont-ils aussi intelligents que ce que l’on dit ?
Le casse-tête des casse-noix
Un exemple de leur intelligence est le cas très souvent cité des corbeaux qui se serviraient de voitures comme casse-noix. Des chercheurs californiens ont décrit dans les années 90 que des corneilles d’Amérique jetaient leurs noix sur la route, attendaient qu’une voiture les écrase et se régalaient ensuite sans effort des fruits éclatés.
Cependant, bien que repris de nombreuses fois par les médias et même par d’autres chercheurs, ce cas illustre parfaitement qu’étudier le comportement des animaux peut malheureusement nous amener, de façon souvent involontaire, à faire de l’anthropomorphisme (c’est-à-dire à assigner aux animaux des capacités ou des pensées similaires aux humains, alors que leur comportement est en réalité expliqué par des processus différents).
Pour vérifier que les corbeaux utilisaient vraiment les voitures comme des casse-noix, et comprenaient la relation de causalité entre l’arrivée de la voiture et l’ouverture du fruit, des chercheurs de l’Université de Californie ont mené des observations précises de ces comportements. Ils ont émis l’hypothèse que, si les corbeaux comprenaient que les voitures ouvraient les noix en passant, alors les animaux devraient placer leurs noix sur la route et ne pas l’enlever quand une voiture approchait.
Cependant, les chercheurs ont remarqué que les corbeaux ne jetaient pas plus leurs noix sur la route lorsqu’une voiture arrivait que lorsque la route était vide. De plus, sur les 200 cas étudiés, les chercheurs n’ont jamais vu de voiture écraser une noix. Cela a montré que la théorie comme quoi les corbeaux utilisaient de façon consciente les voitures comme des casse-noix était en réalité fausse : les corbeaux font tomber leurs noix sur des surfaces dures pour les casser (comme les routes) et il arrive qu’une voiture en écrase une. Ceci est une coïncidence heureuse pour le corbeau, qui ne fait toutefois pas le lien entre la voiture et son repas.
Des capacités cognitives démontrées
Cependant, des études plus récentes, menées de façon plus rigoureuse afin de limiter l’anthropomorphisme, redorent l’image d’intelligence du corbeau. Par exemple, on a longtemps pensé que seuls les primates savaient se servir d’outils, mais des études récentes montrent que plusieurs autres espèces en sont capables, tels que les dauphins, les poulpes, les corvidés (dont les corbeaux) et même récemment… les cochons !
Les corvidés restent des manieurs d’outils très sophistiqués grâce à leur capacité à choisir, voire manufacturer des outils, comme des brindilles, de la bonne longueur et du bon diamètre pour la tâche qu’ils veulent accomplir. Ils sont par exemple capables de façonner des crochets en manipulant des matériaux pliables.
Les corbeaux ont aussi une mémoire des visages impressionnante. Des chercheurs de l’Université de Washington, à Seattle, ont testé cette capacité en revêtant un masque pour capturer puis relâcher des corneilles d’Amérique. Les oiseaux sauvages poussaient alors des cris agressifs à chaque fois qu’ils voyaient le masque, et ce plus de 2 ans après la capture ! Même les corbeaux qui n’avaient pas été capturés apprenaient à reconnaître et éviter ce personnage menaçant, en observant le comportement de leurs compagnons. Cette étude est la première à montrer que des animaux sauvages (et non domestiqués) ont la capacité de reconnaître un humain par son visage et peuvent s’en souvenir pendant plusieurs années et transmettre cette information aux congénères. L’étendue de cette reconnaissance est tout à fait remarquable, à la fois d’un point de vue temporel et social.
Maître Corbeau et la maîtrise de soi
Dans une autre expérience, publiée récemment dans le journal Animal Cognition, Rachael Miller et ses collègues de l’université de Cambridge ont comparé la maîtrise de soi des corbeaux calédoniens à celle d’enfants de 3 à 5 ans. La maîtrise de soi, c’est ce qui nous permet par exemple de se raisonner lorsqu’on veut regarder un dernier épisode de notre série, afin de ne pas être fatigué le lendemain. C’est un aspect du contrôle exécutif, qui nous permet de prendre des bonnes décisions et de prévoir pour l’avenir. Les adultes sont généralement capables d’utiliser la maîtrise de soi sans trop de difficulté, mais les enfants ne commencent à développer cette capacité qu’entre 3 et 5 ans.
L’expérience testait un aspect spécifique de la maîtrise de soi : la gratification différée, qui intervient lorsque l’on doit choisir entre une récompense médiocre, mais immédiate et une récompense bien meilleure, mais pas immédiatement disponible. Un exemple typique de gratification différée est l’expérience du marshmallow.
Dans l’expérience de Miller, les enfants et les corbeaux étaient face à un plateau tournant qui contenait deux récompenses (des autocollants pour les enfants, des friandises pour les corbeaux) : l’une des deux récompenses était plus intéressante pour le sujet, soit parce qu’elle était plus grosse, soit parce qu’elle était de meilleure qualité. En tournant, le plateau rendait d’abord la récompense la moins précieuse atteignable par les sujets, qui pouvaient alors s’en saisir. S’ils la saisissaient, le plateau arrêtait de tourner. Cependant, s’ils attendaient que la première récompense passe, alors la seconde, bien plus intéressante, leur devenait accessible. L’expérience comprenait deux conditions : soit les deux récompenses étaient visibles en permanence, soit elles n’étaient visibles que jusqu’à ce que le plateau ne se mette à tourner. Dans cette deuxième condition, plus difficile, la seconde récompense, la plus convoitée, n’était pas visible pendant que la première récompense passait devant les sujets, qui devaient alors faire usage de leurs capacités mémorielles en plus de leur maîtrise de soi. Dans la première condition, les corbeaux et les enfants étaient tous les deux capables d’attendre la meilleure récompense. Mais dans la condition plus difficile, les enfants ont surpassé les corbeaux, car ces derniers n’étaient pas capables d’attendre une récompense qu’ils ne voyaient plus.
Cette expérience est d’ailleurs l’une des seules qui a tenté de directement comparer les animaux et les enfants en termes de capacités cognitives en utilisant la même tâche pour les deux espèces. Ces résultats sont donc très intéressants et nous donnent une meilleure perspective sur l’intelligence des corbeaux.
Cependant, il faut garder à l’esprit le fait qu’on teste souvent les animaux sur les capacités que nous, en tant qu’humains, trouvons importantes, et dans lesquelles nous excellons. Notre vision biaisée des capacités des autres espèces nous pousse donc à penser que nous sommes les plus intelligents sur Terre. Mais si des corbeaux nous testaient sur des terrains où ils sont très intelligents, comme la mémoire visuelle, la navigation dans un espace en 3D ou la perception du champ magnétique terrestre, pourrions-nous rivaliser ?
Mélissa Berthet, docteure en biologie spécialisée en comportement animal, École normale supérieure (ENS) – PSL et Sonya Kaiser, masterante en neurosciences (Dual Masters in Brain and Mind Sciences), Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.