Pourquoi les rats font-ils les choux gras des médias ?
Les villes du globe touchées par la crise du Covid-19 se voient de plus en plus rendues à leurs « indésirables », et aux rats tout particulièrement. Les médias nous le disent assez : à Paris, Limoges, Chambéry, mais aussi à Glasgow, New York ou encore La Nouvelle-Orléans, ces rongeurs tiennent le pavé.
Les rats semblent vouloir s’approprier les centres urbains, que confinements et couvre-feux leur servent sur un plateau.
Ce phénomène de résurgence du monde sauvage dans la cité et l’excitation médiatique qu’il provoque doivent nous questionner sur la façon dont nous avons aujourd’hui de vivre la ville et sur la place que nous y laissons à la part animale.
À l’heure où de nombreuses voix s’élèvent pour défendre l’idée selon laquelle il est possible de cohabiter avec nos rats de façon apaisée, nous devons aussi nous interpeller sur l’inclination des médias pour le surgissement des rats dans nos agglomérations et, plus encore, pour le choix sensationnaliste du traitement qui en est fait.
Rats, villes et médias, une histoire déjà ancienne
C’est avec la naissance de la presse moderne que le rat fait son apparition sur la scène de l’actualité médiatique, et déjà sous les traits du scandale.
Dès les années 1830, dans La Presse par exemple, titre qu’on considère comme étant le premier journal contemporain de l’histoire, on relate comment ils infestent les lieux de la capitale française laissés à l’abandon, comment ils pullulent dans le clos d’équarrissage de Montfaucon, menaçant à tout moment de déferler sur la ville, comment ils dévorent la bouche des poupons endormis ou comment ils fondent sur les cadavres humains pour les rogner jusqu’à la moelle.
Ceux qui jusqu’alors ne faisaient que partager le quotidien de la vie des hommes avec tant d’autres animaux deviennent, avec et dans la presse contemporaine, des agents du désordre urbain : carnassiers, charognards et toujours, comme embusqués et fins stratèges, sur le point d’envahir le lieu de vie des hommes.
Le tournant de la construction des égouts de Paris
Depuis la fin du XVIIIe siècle, la ville se transforme. Elle met entre autres de l’ordre dans son vivant animal : les espèces qu’on mange quittent les tueries de quartiers et sont emmenées dans les abattoirs hors de la ville, les animaux de spectacles délaissent la rue et sont enceints dans ces nouvelles attractions que sont les zoos. Quant aux rats, ils trouvent eux aussi un nouveau lieu de la ville à habiter.
Sous la direction d’Eugène Belgrand, les égouts de Paris s’organisent en un réseau unique et particulièrement long (plus de 770 km au tournant des années 1870). Ils offrent aux rats gîte et couverts. D’abord, parce que les rats aiment l’obscurité, l’humidité et les températures relativement constantes des sous-sols. Ensuite, parce que les égouts fournissent leurs lots de ressources alimentaires. S’abîmant dans les boyaux invisibles de la ville, les rats se soustraient au regard des Parisiens et la presse de l’époque s’en fait le témoin.
Ce qui par la suite étonnera les médias, c’est précisément quand les rats sortiront de leurs égouts et qu’ils « remonteront » à la surface, sur le territoire des hommes. En creusant les sous-sols de la capitale, la modernité a donné aux rats parisiens un lieu qui a fini par devenir leur territoire urbain. En revanche, qu’ils s’en échappent et déambulent dans les rues de Paris, c’est une autre histoire !
La question de la peste
Tout au long du XIXe siècle se déploie une pensée sécuritaire de la ville. Celle-ci est conçue en termes de vulnérabilités contre lesquelles il faut se prémunir. Or les rats deviennent précisément une vulnérabilité économique et sanitaire de la ville. Et pour cause, avec l’arrivée à nouveau de la peste en 1920. Or, à l’époque, on sait depuis une vingtaine d’années déjà qu’elle se transmet des rats aux hommes par des piqûres de puces infectées.
Les rats sont dès lors embarqués dans un mécanisme urbain de surveillance qui sera assuré par le Laboratoire de prophylaxie de la peste créé pour l’occasion, également appelé le Laboratoire du rat. Objets de surveillance, les rats deviennent des pleins sujets du pouvoir urbain.
La ville par là où elle pêche
L’auteur Michel Dansel disait des rats qu’ils sont :
« des révélateurs, des miroirs qui nous renvoient l’image de nous-mêmes qui est la plus humiliante, qui est la plus désolante, qui est celle de la saleté. »
Il faut dire que la ville leur a cédé, pour territoire propre, l’un des lieux de sa fabrique : ces égouts par lesquels chaque jour elle se purge et qui, pour reprendre la formule de l’historien Alain Corbin, ont définitivement réglé le problème de sa « constipation sociale ».
Si on se délecte aujourd’hui encore d’en raconter les horribles méfaits, c’est sans aucun doute qu’on aime à frissonner en se rappelant que la ville moderne tient à peu de choses.
Car que raconte-t-on finalement, quand on parle de ces rats, si ce n’est le récit de nos vulnérabilités urbaines, sociales, économiques et sanitaires ?
Les rats et leur actualité médiatique questionnent ainsi davantage les représentations de ce que nous sommes (ou ne sommes pas tout à fait) qu’ils ne nous informent sur ce qu’ils sont réellement. C’est en tout cas ce que tâchera d’investiguer l’enquête ethnographique du projet Armaguedon, qui a débuté en mars 2021 pour 2 ans et demi, et dont l’un des objectifs est de lutter contre les préjugés pour aider les Parisiens à mieux cohabiter avec les rats.
Aude Lalis, Maître de conférences en génétique et génomique évolutive, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) et Hécate Vergopoulos, Maître de conférences en sciences de l'information et de la communication, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.