Grâce aux « fanfictions », la 4ᵉ génération de féministes revisite la saga Harry Potter
Comment mesure-t-on l’implication d’une communauté de fans dans les questions militantes, ici féministes ? Pour Harry Potter, chercheuses et chercheurs se sont penchés sur le vaste corpus de fanfiction pour en classer les contenus militants.
Le média étatsunien Vox s’interrogeait dernièrement sur l’accueil que recevrait une suite de la saga Harry Potter, alors que des rumeurs circulent régulièrement sur une possible adaptation de la saga au format série. La question agite l’immense communauté internationale de fans du célèbre sorcier, créé par l’autrice anglaise Joanne K. Rowling, et dont les aventures ont été adaptées sur grand écran à partir du début des années 2000.
Depuis son ascension fulgurante vers la célébrité, celle-ci entretient avec ses fans une relation privilégiée, notamment via sa plate-forme multimédia Pottermore.
Rowling est aussi une personnalité très active sur Twitter, où elle menait par exemple, aux côtés d’autres écrivain·e·s s’identifiant comme « progressistes » une campagne contre Trump. Au-delà des opinions de Rowling, la lutte contre le racisme, incarnée dans les romans par le combat contre Voldemort et les défenseurs du Sang-Pur, mène l’intrigue des sept livres.
Cela explique donc à la fois la surprise et la déception des fans quand, en juin dernier, Rowling a fait part d’opinions jugées transphobes, d’abord sur son compte Twitter puis sous un format plus long sur son site web.
Bref historique du féminisme dans Harry Potter
La déception fut d’autant plus forte que Rowling est l’une des personnalités féministes les plus écoutées et visibles des années 2000. Il s’agit d’une des premières femmes ayant réussi à percer dans un genre, la fantasy, considéré comme ciblant le public masculin et dominé par les hommes. Son exemple a inspiré de nombreuses jeunes écrivaines, qui ont à leur tour transformé le monde de l’édition en faisant émerger la catégorie « Young Adult » (une littérature ciblant principalement les 15-24 ans).
Elle est par ailleurs la porte-parole de plusieurs fondations soutenant les femmes et les enfants et a révélé avoir elle-même été victime de violences conjugales. En 1992, quand sort le premier tome de Harry Potter, le personnage d’Hermione Granger constitue un tournant pour la caractérisation des jeunes filles dans la fantasy. Loin des stéréotypes de princesse en détresse, Hermione est, par sa grande intelligence, essentielle à la survie du trio qu’elle forme avec Harry et Ron et dans lequel elle incarne la voix de la logique et du rationnel.
En 2007, lors d’une lecture publique, l’autrice déclare que Dumbledore – le directeur de l’école des sorciers Poudlard au sein de laquelle évoluent les trois héros – était gay, s’attirant la sympathie de jeunes fans appartenant à la communauté LGBTQ+ qui voyaient en elle une alliée.
On comprend donc que Rowling ait été érigée en icône féministe pop des années 2000, et ses prises de position célébrées par la génération des millennials, nés entre le début des années 1980 et la fin des années 90. Il n’est dès lors pas surprenant que Harry Potter attire depuis son avènement une communauté de fans engagés pour la cause féministe au sens large.
Fans et féminisme(s)
Comment mesure-t-on l’implication d’une communauté de fans dans les questions militantes, ici féministes ? Pour Harry Potter, chercheuses et chercheurs se sont penchés sur le vaste corpus de fanfiction pour en classer les contenus militants. Pour les non-initiés, la fanfiction (« fiction de fans ») est un récit qui reprend des éléments ou des personnages fictifs (ici l’univers de Harry et ses amis) et le prolonge ou le modifie, (comme l’expliquent ces chercheuses de l’université de Pennsylvanie).
D’après la sociologue Jennifer Duggan, la communauté de fans du sorcier figure parmi les plus « engagées » sur les questions sociales, notamment autour de la communauté LGBTQ+, de l’antiracisme, du féminisme. Elle est aussi parmi les plus diverses en termes d’auteurs et d’autrices, incluant des personnes racisées, des personnes queer (c’est-à-dire dont l’orientation ou l’identité sexuelle ne correspond pas aux modèles hégémoniques), et bien évidemment, des personnes trans.
La fanfiction est loin d’être une pratique de niche et peut s’appliquer à tout type de fiction mais concerne aussi des groupes de musiques, des acteurs, des personnalités. Véritable monde parallèle littéraire, elle ne vise pas une publication « légitime » mais a pour objectif de créer une communauté autour d’un univers partagé.
Comme toute sous-culture, la fanfiction a ses codes et son vocabulaire. Si elle concerne souvent des couples non explorés dans la saga originale, elle peut aussi se consacrer à des personnages secondaires, à des univers parallèles ou des fins alternatives.
L’utilisation fréquente du racebending est particulièrement populaire et pertinente pour l’analyse de l’antiracisme dans la communauté. Ce terme désigne le fait de transformer un personnage qui dans le « canon » (l’histoire officielle) est blanc en une personne racisée. La fanfiction peut aussi approfondir les romances peu développées dans le texte, et en inventer, notamment entre personnages de même genre dans des fictions mettant en scène, au départ, uniquement des couples hétérosexuels.
Cette pratique offre des possibilités de subversion, féministe dans le cas d’Harry Potter, comme le souligne la chercheuse Anne Kustriz dans un article détaillant la portée féministe ou antiféministe de la fanfiction consacrée à Hermione.
Quatrième vague du féminisme et relectures d’Harry Potter
La fanfiction est avant tout le produit de la première génération de fans (les millennials) qui ont lu et se sont approprié la saga à travers cette sous-culture. S’il montre l’intérêt de cette communauté pour les questions de représentation féministe et LGBTQ+, il reste avant tout l’expression du féminisme de la troisième vague, auquel appartient aussi la génération de l’autrice.
Pour cette vague, les inquiétudes principales en termes de représentation concernaient d’abord la quantité de femmes et des personnages LGBTQ+ présents dans les fictions. Mais on observait alors peu de recul critique sur la qualité de cette représentation.
La génération Z est marquée par le féminisme de la quatrième vague, portée primordialement par des concepts développés au sein du féminisme noir, notamment l’intersectionnalité. Dans leurs revendications, ces jeunes continuent d’exiger des fictions qui incluent des personnages noirs, asiatiques ou latinos, neurodivergents ou LGBTQ+.
Néanmoins, ils souhaitent surtout voir une représentation perçue comme étant de qualité, c’est-à-dire où les personnages ne seraient pas uniquement des personnages « prétextes », présents dans la fiction uniquement comme gages de cette supposée diversité, sans contribuer de manière substantielle à l’action, souvent sous une forme très stéréotypée.
Cette génération a aussi une nouvelle plate-forme pour la réappropriation de cet univers : TikTok, qui est aujourd’hui bien plus qu’un réservoir pour des vidéos de danses chorégraphiées. Pendant le premier confinement, les hashtags concernant Harry Potter ont inondé le réseau. Dans des vidéos critiques, de nombreuses jeunes femmes abordent de manière subtile certains des enjeux féministes de leur génération. Elles analysent par exemple la misogynie internalisée dont témoignent des personnages comme Fleur Delacour ou Lavender Brown, ridiculisées par l’autrice, car affichant des caractéristiques considérées comme féminines, ne craignant pas de montrer leurs émotions, contrairement à des personnages aux caractéristiques plus masculines comme Ginny et Hermione, qui au contraire, sont valorisées.
Elles font des séries de vidéos d’une minute chacune sur les implications du système capitaliste du monde magique, sur les personnages codés comme non-hétérosexuels tels que Lupin et Tonks, ou encore sur la place de la racialisation dans la malheureuse métaphore nazie exprimée à travers Voldemort et ses Mangemorts. Une des tendances les plus populaires est celle qui consiste à parodier les représentations stéréotypées des personnages racisés avec des vidéos qui répondent à la prémisse « Si J.K. Rowling avait écrit un personnage musulman/latino/ etc ».
Plus proches de l’univers de la fanfiction sont les vidéos qui, reprenant certaines conventions de la saga, visent à l’agrandir, et même à s’immiscer dans celle-ci. Ce deuxième type de vidéo requiert une plus grande maîtrise du langage filmique et des logiciels, comme l’expliquent certaines des créatrices interviewées dans cet article du New York Times.
Ces jeunes fans s’amusent à s’insérer dans la fiction à travers un jeu habile de montages. En réutilisant des séquences des films de Harry Potter, des personnes issues de groupes minorisés placent leurs histoires au centre de la saga officielle, alors qu’ils n’y avaient que peu ou pas du tout de représentation au départ. Ces tendances permettent donc d’inclure des personnages racisés ou encore des romances lesbiennes, non présents dans la saga originale.
Encourager une lecture critique
Ces vidéos critiques et néo-fictions de la saga Harry Potter sont certes l’expression d’un désir de « rectification » qui est dirigé vers l’autrice et sa vision d’un féminisme restreint aux préoccupations des femmes blanches.
Néanmoins, cette critique reste le produit de fans de la saga qui ne cherchent aucunement à censurer l’œuvre, mais à changer les habitudes de consommation de la communauté de fans.
Ce renouvellement de l’intérêt des tiktokeuses et tiktokeurs montre que les jeunes féministes n’encouragent pas une mise au pilori ou une condamnation sans appel, mais reconnaissent l’esprit de subversion dont est porteuse une œuvre – ici le message de tolérance et l’acceptation de la différence, au cœur de la saga – tout en soulignant ses défauts et ceux de l’autrice.
Les pratiques de fanfiction, qu’elles soient écrites ou audiovisuelles, nous apprennent que les fans souhaitent que la sage se poursuive. La vraie question est plutôt la suivante : l’autrice sera-t-elle un jour prête à libérer ses personnages et à faire honneur à son propre message en laissant d’autres intégrer l’aventure ?
Anaïs Ornelas Ramirez est doctorante rattachée au CRIMIC et enseignante à l'UFR d'Études Ibériques et Latino-américaines de Sorbonne Université. Ses travaux portent sur la critique féministe de cinéma, les études culturelles, la télévision et le féminisme décolonial dans le continent américain.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.