L'engagement littéraire des années 1970 : l'exemple des féministes
L'engagement des écrivaines féministes pour la cause des femmes a été massif durant les années 1970, mais leur combat a été relativement négligé par les critiques et l'histoire. Analyse avec Aurore Turbiau, doctorante en littérature comparée et membre de l'Initiative Genre de Sorbonne Université.
Les personnes qui mènent des études ou de la recherche en littérature font souvent face à la perplexité de leur entourage : la recherche en littérature – mais pourquoi ? « À quoi ça sert » ? (on connaît ça dans d’autres disciplines aussi). Si elles ajoutent à cette perplexité fréquente une touche d’« études de genre », au nom aussi flou qu’inquiétant étant donné les débats médiatiques du moment, soit elles perdent encore un peu plus l’interlocuteur ou l’interlocutrice (« littérature et genre, mais comment ça ? », « mais enfin la littérature est universelle ! »), soit au contraire elles « rattrapent » la vacuité supposée de leur travail par sa dimension sociale (« au moins, ça n’a pas l’air complètement inutile », « j’en ai entendu parler »).
Il n’est pas toujours si facile en France, en dehors des cursus d’études spécialisés sur le genre (relativement rares), de se représenter ce que littérature et genre ont à faire ensemble – tandis qu’au contraire, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, les « feminist literary studies » font partie intégrante du paysage universitaire. Est-ce que ce ne sont pas deux domaines différents ? Est-ce qu’il y a beaucoup de choses à dire ? Est-ce que la critique littéraire et l’enseignement de la littérature deviennent alors une sorte de militantisme, comme on l’entend parfois ?
Lire avec les lunettes du genre
En réalité, il existe différentes manières d’aborder la littérature en passant par les interrogations du genre. On peut chercher à revaloriser la place des femmes dans l’histoire littéraire, s’intéresser méthodologiquement aux manières de retracer leur histoire ; on peut questionner théoriquement les notions d’« anachronisme », de « valeur littéraire », de « canon », mener une critique systématique des « politiques sexuelles » en littérature. On peut aussi s’interroger sur les structures institutionnelles elles-mêmes, sur la manière dont elles acceptent ou non d’intégrer les questions de genre aux parcours d’études qu’elles créent, ou sur les aspects genrés de la professionnalisation de la recherche en littérature.
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Lire avec les lunettes du genre permet de révéler des facettes méconnues des œuvres littéraires, des processus d’écriture, et de renouveler la manière dont on pose les questions et enjeux de la littérature – en termes de construction narrative, de représentation, de construction des liens entre monde et littérature. C’est en réalité le propre de tout choix méthodologique : le choix du « genre » en est un parmi d’autres possibles.
Cet article propose un exemple à partir du travail que je mène en thèse sous la direction d’Anne Tomiche : travaillant sur la notion d’engagement littéraire dans la seconde moitié du XXe siècle français (et québécois, mais je me concentrerai sur le cas français ici), j’interroge un lieu traditionnel et canonique de l’histoire et de la théorie des études littéraires françaises, à partir d’un corpus de textes ordinairement négligé – les textes des écrivaines des années 1970. Le genre, c’est-à-dire en l’occurrence le choix d’un corpus non seulement féminin mais féministe, permet de dégager un pan important – quoique très méconnu – de l’histoire française de « l’engagement littéraire ».
L’engagement littéraire, notion clé de la littérature du XXᵉ siècle
L’engagement littéraire est une notion fondamentale de l’histoire et de la théorie de la littérature du XXe siècle francophone, qui s’est trouvée au cœur d’un certain nombre de ses grands développements. En France, si elle connaît ses prémices au XIXe siècle (on cite généralement Émile Zola, Victor Hugo, ou Jules Vallès – mais on pourrait mentionner également George Sand, Sandrine Durand, Anne Osmont ou d’autres), elle s’installe dans le paysage littéraire dans les années 1930, notamment lors des discussions qui se tiennent autour du rôle politique de « l’écrivain » (jamais nommé au féminin, à l’évidence) au sein de la société.
La fin des années 1940 et le début des années 1950 marquent l’apogée de l’idée de l’engagement, avec notamment la publication de Qu’est-ce que la littérature ? de Jean‑Paul Sartre – mais aussi un certain nombre d’autres textes qui jalonnent les débats de l’époque en interrogeant également les rapports entre littérature et politique, fiction et réel : ceux de Simone de Beauvoir, Roger Caillois, Maurice Blanchot, Nathalie Sarraute, etc.
On dit, généralement, que les années 1960 se caractérisent par l’affaiblissement progressif de l’engagement littéraire français : les « écrivains » (au masculin, toujours) se sont de plus en plus tournés vers un travail formel détaché du domaine social, détaché aussi de la narration. Mai 1968 est fréquemment positionné comme un moment de rupture définitive, qui coïncide avec ce qu’on appelle aussi la fin des utopies : après la déception des espoirs de révolution, l’engagement littéraire est mort.
Malgré tout, la notion plaît, en même temps qu’elle repousse : en théorie de la littérature, on continue de l’utiliser après les années 1980, en la déplaçant légèrement vers un « moins politique » – vers la notion d’« implication » littéraire, par exemple, qui évoque une responsabilité de « l’écrivain » par rapport à la société, mais sans plus imposer un sens fort du politique.
Et les années 1970 ? Elles représentent souvent un vide. La plupart du temps, soit l’on parle des « désengagements » de la littérature française de l’époque, qui s’oriente vers le travail textuel et formaliste ; soit l’on saute la période, comme s’il n’y avait rien à en raconter. Faut-il s’étonner ?
Littérature féministe dans les années 1970
En réalité, il y a bien eu un engagement littéraire massif des « écrivains » français pendant les années 1970 : un grand nombre d’entre « eux » ont écrit pour une même cause politique d’ampleur (avec des variations dans les positionnements), qui a eu des effets massifs sur la société française ; « ils » ont produit des œuvres collectives, des œuvres singulières, engagées et littéraires, travaillées esthétiquement (une condition en principe sine qua non de l’engagement littéraire, c’est qu’il ne sacrifie jamais la littérature au politique).
C’est là sans doute qu’on s’aperçoit que l’usage grammatical d’un masculin « neutre » en histoire littéraire entretient une certaine cécité. Il y a eu un engagement littéraire massif pendant les années 1970, reprenons : c’était celui des écrivaines féministes engagées pour la cause des femmes, directement depuis le cœur du mouvement de libération des femmes ou de manière plus périphérique.
Elles étaient Monique Wittig, Christiane Rochefort, Françoise d’Eaubonne, Hélène Cixous, Xavière Gauthier, Michèle Causse, Annie Leclerc, Victoria Thérame et d’autres. On parle d’un engagement littéraire massif : des dizaines d’autrices, des dizaines de dizaines d’œuvres, un certain nombre de revues… qu’on ne peut pas toutes citer. Leurs œuvres, en ce moment, sont mises en avant à travers rééditions papier (Wittig, d’Eaubonne, Causse) ou numériques, avec des biographies ou des émissions de radio.
Ces écrivaines se sont placées, plus ou moins explicitement selon les cas, dans l’héritage de l’engagement littéraire : elles en citent les théoricien·nes (Sartre et Beauvoir, bien sûr), elles parlent directement parfois de leur « engagement ». Elles problématisent, chacune à leur manière, les liens qu’elles tissent entre leur travail littéraire et la lutte politique. Elles créent des œuvres dont certaines sont d’une importance majeure, qui s’inscrivent dans les débats littéraires de leur époque et répondent à tous les critères ordinaires de la valeur littéraire – tout en étant très manifestement engagées (on peut penser aux Guérillères de Monique Wittig par exemple). Pourtant comme on le soulignait, à l’exception d’Hélène Cixous – qu’on cite souvent pour souligner précisément les ambiguïtés de son engagement –, les noms de ces écrivaines n’apparaissent pas dans les histoires de l’engagement littéraire.
L’histoire construit le genre… la théorie aussi
On peut partir de plusieurs constats pour expliquer cet étrange effacement de la décennie 1970 et de la littérature des femmes dans l’histoire de l’engagement littéraire.
Sur un plan littéraire : l’histoire littéraire des femmes, d’une manière générale, a longtemps été relativement négligée par la critique universitaire – l’histoire de leur « engagement » littéraire ne fait pas exception. Par ailleurs, on nie souvent aux œuvres des femmes le titre de littérature (raison pour laquelle Audrey Lasserre propose de distinguer « littérature » et « écriture ») : quand bien même on les voit écrire, on n’accepte pas toujours de les publier et de les compter parmi les « grands écrivains » (notons tout de même que dans l’ensemble, contrairement à ce qui se passe pour les femmes, il arrive très souvent que des hommes écrivains mineurs – pour ne pas dire quasi inconnus – soient cités dans les histoires de l’engagement.
Sur un plan politique et social : les femmes n’ayant officiellement accédé aux positions politiques de pouvoir que lors de la seconde moitié du XXe siècle (droit de vote en 1944, droit de travailler sans l’autorisation de l’époux en 1965, droit à une éducation et à un enseignement équivalent à celui des hommes dans le courant des années 1960-1970), elles ont globalement été exclues de fait, dans l’imaginaire collectif et dans la réalité matérielle des débats publics, du domaine politique. Par ailleurs, les combats des féministes des années 1970 n’ont pas toujours été perçus comme « politiques » : il leur a fallu affirmer avec force que « le privé est politique » pour être entendues.
L’histoire sociopolitique d’un côté, l’histoire culturelle et littéraire de l’autre, ont été écrites (presque) sans les femmes. Puisque le domaine politique, au début du XXe, est un domaine presque exclusivement masculin, la notion d’engagement est pensée comme une notion masculine – ce qui est rarement remarqué comme tel, et tombe comme une sorte d’évidence. Les rhétoriques du combat, de la guerre – de l’« engagement » comme conscription, comme « embarquement » forcé également – appartiennent plus à l’histoire des hommes qu’à l’histoire des femmes.
Mais après l’histoire vient la manière dont on l’écrit et la problématise : la théorie littéraire entretient ensuite des impensés genrés. Les repérer permet, au mieux, d’expliquer pourquoi l’on reste aveugle à la présence des femmes sur la scène de l’engagement littéraire pendant les années 1970 ; au moins, d’enrichir la définition de la notion d’engagement.
Les ouvrages théoriques sur l’engagement littéraire reconduisent et renforcent le genre : en traçant des généalogies d’hommes (« de Pascal à Sartre », « de Claudel à Jules Roy », etc.) ; en problématisant l’histoire de la théorie littéraire autour d’oppositions binaires de figures phares, toutes masculines (Sartre vs. Bataille par exemple) ; ou encore en parlant systématiquement au masculin, quitte à confondre l’histoire « de l’homme » et la condition humaine – on parle de « l’âge d’homme », de « l’homme engagé », de la « vision universelle de l’homme ».
En dépit de quelques tentatives d’insertion de figures féminines dans l’histoire de l’engagement littéraire qui aboutissent à une répartition plus paritaire des citations, et malgré l’ouverture des études aux littératures contemporaines, on arrive au bout du compte à une très écrasante majorité de noms d’hommes. On l’a souligné pour l’histoire de la littérature française en général, ce trait se retrouve en théorie de l’engagement littéraire : lorsque je me concentre spécifiquement sur les ouvrages d’histoire et de théorie de l’engagement littéraire (voir Denis, Bouju, Guérin, Chaudet, Peyroles, Brun et Schaffner, Kaempfer…), j’observe que les hommes représentent environ 90 % des citations – et les femmes, s’il leur arrive d’être mentionnées, ne font que très exceptionnellement l’objet de longs développements.
On peut raisonnablement faire l’hypothèse que tout cela est lié. La notion d’engagement est construite historiquement comme une notion masculine ; elle est maintenue, dans le domaine de la théorie et en dépit des changements de l’histoire, comme une notion masculine ; cet impensé genré de l’engagement forme des sortes d’œillères, qui expliquent pourquoi, en dépit d’une certaine évidence de son importance historique, l’engagement littéraire des féministes des années 1970 est resté inaperçu.
Le genre, un puissant outil scientifique (en littérature aussi)
Ces exemples permettent d’illustrer plusieurs choses : d’abord, que travailler avec le genre ne relève pas seulement d’un choix politique. Il en est un sans doute : on ne choisit pas pour rien, dans l’état actuel de la recherche et des débats qui se tiennent autour de l’université, de s’intéresser à l’histoire des femmes et des minorités de genre – il s’agit bien la plupart du temps d’un choix, situé notamment par des affinités idéologiques (comme, d’ailleurs, le choix de ne presque jamais citer de femmes ou d’écrivain·e·s « minoritaires »).
Mais, ce choix fait, le genre est un outil heuristique et scientifique puissant, qui permet de considérer des objets de recherche qu’on pensait bien connus sous de tout nouveaux angles, et de révéler des pans entiers d’une histoire sinon occultée, au moins mal connue.
En tant qu’il recouvre une large gamme d’outils, de connaissances et de questionnements scientifiques, le genre ne consiste jamais à « annuler » les recherches passées (d’aucun·e·s parlent d’une « cancel culture »), et encore moins à positionner les questions en termes moraux : il ne s’agit jamais de dire que, hors du genre, tout le monde a tort. Il s’agit, comme toujours en recherche, de s’appuyer sur les travaux passés, d’en saisir des implicites, de les compléter : on ne fait pas encore la révolution avec le genre, mais on affine notre compréhension de l’histoire et de la littérature.
Aurore Turbiau, Doctorante en littérature comparée, membre du collectif Les Jaseuses, membre de Philomel-Initiative Genre, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.