Le polar est-il féministe ?
Le roman policier anglais est une affaire de femmes, soit qu’elles aient les premières incarné le personnage du détective, soit qu’elles aient constitué le plus gros du bataillon des auteurs de polar.
Frédéric Regard, Sorbonne Université
On pourrait facilement avancer qu’en tant que genre, le polar, ou plus exactement le detective novel, le roman de détective, ou le roman d’enquête, fut un domaine non seulement conçu mais encore balisé et perfectionné par les Anglaises. Je postule en effet que le roman policier anglais aura été une affaire de femmes, soit qu’elles aient les premières incarné le personnage du détective, comme Anne Rodway, Mrs Gladden ou Valeria Macannan, soit qu’elles aient constitué le plus gros du bataillon des auteurs de polar, de Catherine Pirkis à la barone Orczy, d’Agatha Christie à Marjory Allingham, de Dorothy Sayers à Patricia Wentworth, de Ruth Rendell à Anne Perry, de P.D. James à Val McDiarmid.
Et si dès son premier roman, Enquête dans le brouillard (A Great Deliverance, 1988), l’Américaine Elizabeth George écrivait, à s’y méprendre, à l’anglaise, c’est selon moi qu’elle avait compris que se tramait de l’autre côté de l’Atlantique le secret des origines, que les personnages de détectives en jupons, telle la petite couturière cherchant à expliquer la mort de son amie, avaient été un phénomène prémonitoire de sa propre pratique.
Qu’est-ce à dire ?
Que Sherlock Holmes, qui ne les aimait guère, eut en réalité de nombreuses femmes autour de lui. Que la formule du « polar », sa structure, ses codes, furent inventés, fixés, établis, par ces femmes. Il suffit de convoquer ses souvenirs de lectures, ou de parcourir les rayons spécialisés d’une librairie, pour constater que, dès le début – on peut penser au « roman gothique » ou au « roman à sensation » –, le paysage est encombré par des romancières, à telle enseigne que les spécialistes de littérature britannique n’hésitent plus à parler d’elles comme des « reines du crime ».
Les raisons du succès
Je m’intéresse surtout, pour ma part, aux conditions de possibilité de l’émergence et du succès foudroyant du polar au féminin, pour ne pas dire du polar féministe, ce qu’il est pourtant très souvent. J’explique notamment que le terreau sur lequel devait s’épanouir le genre dut agréger :
-
une tradition politique et intellectuelle (que je nomme la « dissidence »)
-
une crise de confiance démocratique (précipitée par certains dispositifs législatifs) Lois sur les maladies contagieuses
-
une veine littéraire déjà installée (le « gothique », le « roman à sensation »)
-
une mutation de la presse (la naissance de ce qui se nomma dans le Londres des années 1880 le new journalism)
-
l’exacerbation d’une sensibilité optique (le voyeurisme et le fétichisme)
-
la réactivation d’une procédure épistémologique négligée (l’intuition)
-
l’émergence de modèles de cristallisation, que je nomme des « figures » (le journaliste détective et l’enquêtrice en jupons)
Mais surtout, on peut penser que le polar ne put voir le jour et devenir une forme artistique majeure de notre modernité que parce qu’il permit d’articuler un malaise vis-à-vis des discours qui gouvernaient la représentation des femmes dans le monde, malaise que venaient accentuer à intervalles réguliers divers scandales, révélés par tel ou tel « fait divers » (un corps de femme retrouvé dans un canal par exemple). Or, le roman d’enquête venait remettre en cause le statu quo, proposant une vision plus éthique du monde, où le crime ne resterait plus impuni, mais surtout entrebâillant les portes d’une nouvelle esthétique. Quel était le fonctionnement caché, inavoué, officieux, du système patriarcal, de ses discours criminalisants, de ses instances d’autorité, de ses formes de pouvoir ? Qui étaient les véritables criminels, les véritables victimes, du système ? Et qui d’autres à part les femmes, à la fois dedans et dehors, anges au foyer et démons potentiels, pouvaient ouvrir cette enquête, toujours déjà classée sans suite par la société des hommes ?
Le sexisme de l’histoire
N’est-il pas troublant dès lors que l’histoire de la littérature anglaise ait choisi de faire croire, au mépris de l’évidence historique, statistique, empirique, que le polar anglais était doté de pères fondateurs Edgar Allan Poe ? N’est-il pas temps d’ouvrir les yeux ? De se faire « féministe » donc, et de se demander si le canon officiel de la littérature de détection anglaise n’a pas fait en sorte de valoriser uniquement des auteurs et des enquêteurs hommes. Par exemple, lorsque l’on parle de Wilkie Collins, comment expliquer, autrement que par un sexisme implicite, que l’on cite systématiquement le personnage de son enquêteur, le sergent Cuff, tout en passant sous silence celui de son enquêtrice, Valeria Macallan ?
Il faut souligner ici le geste fort de P.D. James lorsqu’elle intitule son roman An Unsuitable Job for a Woman (La proie pour l’ombre, 1972). Le travail d’enquêtrice est unsuitable : c’est-à-dire qu’il « ne convient pas », a priori, à une femme. Pourtant c’est bien une femme, Cordelia Gray, souvent présentée comme la première détective moderne (on la retrouvera en 1982 dans L’Île des morts (The Skull beneath the Skin), qui résout l’énigme, identifie le meurtrier, alors même qu’elle n’est pas préparée à prendre la relève, et qu’elle ne sait que faire du pistolet qu’elle a hérité de son patron. Ne faudrait-il donc laisser le soupçon s’installer en nous que le sergeant Cuff et Sherlock Holmes, Wilkie Collins et Conan Doyle, furent érigés en modèles du genre précisément parce qu’ils étaient des exceptions masculines ? Qu’on alla chercher Poe comme vénérable ancêtre parce qu’il était homme ?
La hantise du meurtre « légal »
Lorsqu’au XIXe siècle le roman s’imposa comme la forme se prêtant le mieux aux analyses sociales, les auteures s’attaquèrent donc, et ce n’est pas un hasard, à ce que l’Angleterre avait de plus sacré dans le système patriarcal : le foyer domestique, et surtout la propriété de famille. Ce qui intéressait déjà Charlotte Brontë dans Jane Eyre (1847), drame romantique qu’il faut vraiment relire à la lumière du polar, ce n’est pas l’histoire d’amour d’une jeune préceptrice avec le riche propriétaire de Thornfield Hall. C’est le secret qui hante le Château (sens du mot Hall), et en vérité toute demeure anglaise : cette « folie » qui doit rester cachée pour que survive l’institution, ce meurtre fondateur de la première épouse, celle qui doit être dépouillée de sa fortune pour renflouer les caisses des Rochester, puis être déclarée irresponsable, et poussée en définitive au suicide. Un suicide ? Plutôt le crime parfait. Le meurtre sans coupable, sans trace d’intervention extérieure. Le meurtre légal en quelque sorte, véritable hantise de toutes les femmes au XIXe siècle.
Daphne du Maurier ne s’y tromperait pas près de 100 ans plus tard, quand elle reprendrait ce schéma dans Rebecca (1938), qui s’affiche clairement cette fois comme ce polar que n’osait pas être tout à fait encore Jane Eyre. Le domaine de Manderley est de fait le quatrième personnage principal, celui qui projette son ombre immense sur le triangle amoureux qui occupe le devant de la scène, formé par le riche propriétaire et ses deux épouses, la morte et la vivante. Officiellement, Rebecca, la première épouse, se suicide, mais Maxim, la réincarnation de Rochester, est bien en réalité un meurtrier, qui tue sa femme pour se débarrasser d’elle. On apprend en effet qu’il a logé une balle dans le cœur de Rebecca, épouse réputée perverse et nymphomane, comme Bertha Mason, la première épouse de Rochester, avant elle. Le mobile réel ? La peur de perdre Manderley, qui dans le système juridique anglais serait revenu en héritage au fils illégitime de Rebecca. Dans le film de 1940, réalisé à Hollywood, Hitchcock et Selznic ne purent se résoudre à transposer cette fin et s’arrangèrent pour que Rebecca se cogne bêtement la tête au cours d’une dispute. Grossière trahison de l’œuvre, où les hommes tuent effectivement les femmes pour protéger leur nom et leur fortune.
Frédéric Regard participe au premier Apéro d’idées organisé ce mercredi 16 octobre par Sorbonne Université, sur le thème « Enquêter, chanter, jouer, danser… Quelle place prennent les femmes dans les pratiques artistiques ? », animé par Victoire Tuaillon.
Le dernier ouvrage de Frédéric Regard, « Le Détective était une femme. Le Polar en son genre », est paru aux PUF en 2018.
Frédéric Regard, Professeur de littérature anglaise, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.