Isabelle Arnulf

Isabelle Arnulf

L'attrape-rêves

Je voulais décrire le vivant en filmant les dormeurs, en analysant leurs mouvements, puis en décodant leurs paroles et leurs mimiques émotionnelles... comme une sorte d'éthologie. Cela n’avait jamais été fait avant.

Depuis 2008, la neurologue et professeure des universités, Isabelle Arnulf, dirige un service dédié aux pathologies du sommeil à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Dans ses murs qui accueillent chaque année près de 10 000 patients, elle tente de percer à jour les mystères de la nuit.


Le temps du rêve

Dans sa blouse blanche, la cheffe du service des Pathologies du sommeil, Isabelle Arnulf, nous ouvre grand les portes de son service situé au quatrième étage du bâtiment Eole de la Pitié-Salpêtrière. Les murs bleu roi de son élégant bureau font ressortir les objets insolites qu’il abrite : bocaux, crâne dévoilant un cerveau factice, oiseau et papillons naturalisés, livres anciens, objets d’art, etc. Décoré avec soin par ses enfants, ce cabinet de curiosités moderne mêle sciences naturelles et psychologie, comme un clin d’œil à son mentor, Michel Jouvet, découvreur du sommeil paradoxal1 . « Il avait un bureau extraordinaire, sourit la neurologue. Au milieu de la pièce, un aquarium, derrière la table où il griffonnait des crobars sur du papier millimétré, un chat en porcelaine qui levait la patte, un gros poisson avec ses électrodes, un python dans son formol, et sur les étagères, des dizaines de classeurs dont les tranches formaient ensemble des images, comme des boîtes à mémoire ».

Apprendre à observer

C’est aux côtés de ce neuroscientifique longtemps nobélisable qu’Isabelle Arnulf, alors jeune interne en neurologie de l’université de Grenoble, est entrée en recherche. Elle qui pensait poursuivre ses études à la Pitié-Salpêtrière pour suivre son fiancé à Paris, n’hésite pas à changer ses plans sur les conseils de son responsable pour rejoindre le pape de la physiologie du sommeil à Lyon. Quand elle rencontre Michel Jouvet, c’est le coup de foudre : « Il m’a dit qu’il travaillait avec la Nasa sur le refroidissement du cerveau pour faire des voyages sur Mars. C’était un conteur hors pair. Je me voyais déjà dans l’espace, se rappelle la chercheuse, enthousiaste. Quand j’ai intégré son équipe le premier jour, le Patron - c’est comme ça qu’on l’appelait - m’a tendu un tabouret et m’a demandé de passer la matinée à regarder un chat endormi et le tracé de l’électroencéphalogramme qui retranscrivait électriquement son activité cérébrale sur du papier millimétré. Le meilleur conseil qu'on m'ait donné ! L’observation à la Claude Bernard, c’était son crédo. Cela oblige à être attentif à des micro-signes, aux mouvements des moustaches, à la posture du chat pour reconnaître les différentes phases du sommeil tout en regardant comment s'écrit cette musique sur le papier. Aujourd'hui, tous les enregistrements sont informatisés », précise-t-elle, nostalgique. Après un an passé à Lyon, elle est capable d’identifier les différents stades du sommeil juste au bruit des électrodes.

Elle raconte la vie du laboratoire : les discussions intarissables avec « le Patron » sur des idées astucieuses d’expériences, les articles qu’il venait de lire – et dont elle a gardé, comme lui, l’habitude de classer et d’annoter –,  la cohabitation avec la mascotte de l’équipe, Négus, un jeune agneau laissé en liberté au milieu des chats et des chercheurs, les chaussures en crêpe que Jouvet portait pour ne pas réveiller toute cette ménagerie durant les expériences, le bruit des polysomnographes2  qui avalaient en continu des dizaines de ramettes de papier d’enregistrement - 1 500 pages A1 pour une nuit d’observation chez l’être humain - sur lequel elle codait à la main les phases de sommeil.  

Du laboratoire au dortoir

Après son DEA avec le Pr Jouvet, la jeune neurologue arrive à Paris où elle fait un stage à la Pitié-Salpêtrière chez une psychanalyste qui, très occupée par son cabinet en ville, lui laisse carte blanche dans son laboratoire. Elle en profite pour faire des tas d’expériences sur le sommeil avec une consœur pneumologue avant de partir deux ans en clinicat de neurochirurgie à l'hôpital Beaujon.

Quand on activait telle ou telle zone cérébrale chez les patients parkinsoniens stimulés, ils nous disaient ce qu’ils ressentaient. On progressait ensemble. On vivait avec eux. Je les connaissais individuellement.

Formée à la recherche clinique et diplômée d’une licence de psychologie qui lui permet d’approfondir les statistiques et la méthodologie de recherche, elle rejoint en 1994 le professeur Yves Agid pour mettre en place un Centre d'investigation clinique à la Pitié-Salpêtrière. Du suivi de chantier à la formation des infirmiers, en passant par l’établissement des procédures opératoires standardisées, la clinicienne est sur tous les fronts. Une période riche en essais, notamment autour de la stimulation cérébrale profonde dont les premiers résultats sont « miraculeux ».

En parallèle, elle poursuit ses recherches sur le sommeil à l’aide d’un vieux polysomnographe qu’elle récupère et retape, forte de l’expérience des heures passées à souder au club d’électronique de son lycée. Elle commence à enregistrer les patients parkinsoniens stimulés qui deviennent des amis : « Quand on activait telle ou telle zone cérébrale, ils nous disaient ce qu’ils ressentaient. On progressait ensemble. On vivait avec eux. Je les connaissais individuellement », se souvient-elle.

Et elle pourrait continuer ainsi des heures à parler de ses débuts, avec une voix feutrée, comme s’il ne fallait pas réveiller les patients sur lesquels son équipe veille nuit et jour. Bardés de capteurs qui mesurent leur respiration, rythme cardiaque, activité cérébrale, oculaire et musculaire, sous l'œil imperturbable des caméras infrarouges, ils sont accueillis de l’autre côté du couloir. Dans ce centre qu’elle a progressivement développé depuis 25 ans, médecins et chercheurs travaillent main dans la main pour comprendre et essayer de soigner ces pathologies qui sont autant de fenêtres sur la vie endormie. « À la fin des années 90, nous ne savions pas grand-chose sur le sommeil, soutient-elle. Il y avait à peine 15 patients par semaine enregistrés dans tout l’hôpital. » Après une année de formation à Stanford, riche en apprentissage sur le regard des chercheurs américains, Isabelle Arnulf s’entoure de neurologues, techniciens, infirmiers, pneumologues, psychiatres, psychologues, neuroscientifiques. Son service, accrédité en 2004 « centre de référence des hypersomnies rares », passe progressivement de quatre à dix lits en 2015, puis 20 en 2019.Témoin de l'intérêt croissant pour la médecine du sommeil, reconnue comme spécialité à part entière fin 2017, le service accueille désormais plus de 140 patients par semaine, ce qui en fait le plus gros centre de sommeil d'Europe. Un centre de diagnostic et de soin, mais aussi de recherche et d’enseignement dans lequel Isabelle Arnulf continue d’explorer patiemment les terres encore méconnues de notre réalité onirique. 

Isabelle Arnulf

Isabelle Arnulf

Au chevet du sommeil

« L’orientation du projet médical de notre service porte essentiellement sur ce que ne font pas ou peu les autres services du sommeil en France. L'insomnie, qui touche 10% de la population, est la pathologie dont on s'occupe le moins. En revanche, nous nous intéressons à la narcolepsie, aux hypersomnies rares, au somnambulisme, aux liens entre sommeil et maladie de Parkinson et notamment la phase où les patients présentent des comportements anormaux en sommeil paradoxal », nous explique la directrice du service des Pathologies du sommeil de la Pitié-Salpêtrière.

Dès 2010 avec Delphine Oudiette, alors étudiante en neurosciences, Isabelle Arnulf commence à constituer une banque des comportements nocturnes qu’elle observe notamment chez les somnambules et les patients souffrant du syndrome RBD 3, qui extériorisent leur rêves en bougeant et parlant pendant leur sommeil. « Je voulais décrire le vivant en filmant les dormeurs, en analysant leurs mouvements, puis en décodant leurs paroles, mimiques émotionnelles, sourires, éclats de rire, grimaces... comme une sorte d'éthologie. Cela n’avait jamais été fait avant », se souvient cette partisane du travail en laboratoire.

Son objectif est d’utiliser ces « fenêtres sur les rêves » pour mieux en comprendre les fonctions. « Ce sont les malades qui nous guident. Ils nous donnent un accès instantané au contenu mental du sommeil », explique Isabelle Arnulf qui se rappelle de chaque histoire et de chaque patient. Avec Delphine Oudiette, elle s’intéresse d’abord à la fonction de consolidation d’un apprentissage que l’on pourrait résumer par ce conseil bien connu : « il faut réviser ses leçons avant de dormir ». Avec son équipe, elle fait donc apprendre une tâche à un patient RBD avant qu’il ne s’endorme pour voir s'il la rejoue, en acte, pendant la phase paradoxale. Si les résultats n’ont pas été à la hauteur de ses attentes, cette première tentative a ouvert la voie à une série d’autres expériences sur les fonctions du rêve.

À quoi bon rêver ?

Un peu plus tard , la neurologue reprend l’hypothèse du neuroscientifique Matthew Walker selon laquelle le sommeil paradoxal pourrait servir à dégrader nos émotions négatives. « Nous savions que si on exposait des sujets sains à des images violentes, leur cœur s'accélérait et l’amygdale cérébrale, qui est le siège des émotions, s'activait. Mais s'ils revoyaient ces images, après avoir dormi, alors ces symptômes disparaissaient. Comme si l'émotionnel avait été digéré », explique-t-elle. Avec un interne en psychiatrie, elle interroge les étudiants de médecine qui viennent de passer le concours sur les rêves qu’ils ont faits la veille de l’épreuve. La majorité avaient imaginé des scénarios pessimistes (ils ne trouvaient pas la salle, arrivaient en retard, etc.). Globalement, plus les étudiants avaient rêvé de leur échec, meilleures étaient leurs notes. Comme si le rêveur, en sécurité dans son lit, simulait virtuellement des menaces pour entraîner son cerveau à mieux y faire face dans la journée.

Ce sont les malades qui nous guident. Ils nous donnent un accès instantané au contenu mental du sommeil.

Et comme passer huit heures par nuit dans un lit doit forcément servir à plusieurs choses, la clinicienne découvre, un peu par hasard, une autre fonction, en étudiant les songes des personnes paraplégiques. « Dans leurs rêves, indique-t-elle, presque tous marchaient ; certains jouaient au basket, d’autres dansaient, y compris les personnes paralysées de naissance. Ils pouvaient vivre, dans leur rêve, la vie des autres, par empathie ». Selon elle, rêver pourrait ainsi aider à nous mettre à la place des autres, vivre d'autres vies et mieux agir en société.

Après le renforcement des apprentissages, la régulation émotionnelle, la simulation de la menace, l'empathie, la neurologue et son équipe s’attaquent à une cinquième fonction du rêve : la créativité. De Dali à Kekulé - le découvreur de la structure de la molécule de benzène, nombreux sont les artistes et scientifiques à avoir eu des « eurêka » nocturnes.

Avec la neuroscientifique Delphine Oudiette, elles démontrent que les personnes narcoleptiques, qui rêvent beaucoup et font beaucoup de sommeil paradoxal, étaient plus créatifs  que les autres. Puis Delphine Oudiette reprend l’idée de l’inventeur Thomas Edison, qui, face à un problème ardu, s’assoupissait avec une boule en métal dans chaque main. Lorsqu’il s’endormait, le bruit de la boule qui tombait sur le sol le réveillait en sursaut. Il saisissait alors la pensée lumineuse qui lui était venue durant cette entrée dans le sommeil. « Nous savions que même s'ils semblent plus élaborés et qu'on s'en souvient mieux en phase de sommeil paradoxal, les rêves peuvent survenir à chaque stade du sommeil et notamment lors de l’endormissement », précise la chercheuse. Avec sa collaboratrice, elle invite, en juillet 2020, des volontaires à résoudre une tâche dans laquelle ils doivent poursuivre des séries de chiffres. Une pause de vingt minutes durant laquelle ils peuvent s’endormir, assis, une bouteille à la main, leur est accordée avant de reprendre la tâche. Résultats : seuls 31% des personnes qui n’ont pas dormi pendant cette pause trouvent la règle cachée permettant de résoudre la tâche plus rapidement contre 88% chez ceux qui se sont assoupis et ont été réveillés par la chute de la bouteille au stade de l’endormissement. Ceux qui ont continué à dormir plus profondément ont, quant à eux, moins bien réussi la tâche (14%). « Il faut donc attraper cet état hybride très bref entre éveil, réflexion et imagination qu'on a quand on s'endort ; ce que Bachelard nomme la rêverie éveillée », explique la neurologue qui, depuis, met régulièrement en pratique cette technique dans son travail.

Capteur de rêves

En parallèle de ses recherches sur les fonctions du rêve, Isabelle Arnulf fait une découverte fondamentale qui remet en cause la théorie selon laquelle « le dormeur en sommeil paradoxal serait sourd, muet et aveugle, déconnecté du monde extérieur ». En discutant avec une patiente narcoleptique (victime d’attaques de sommeil en pleine journée), elle s’aperçoit que les personnes atteintes de cette maladie sont en majorité des rêveurs lucides, conscients de rêver au moment où ils rêvent, au point même de pouvoir façonner leurs songes. Cela constitue un nouveau modèle pour ses recherches : « D’un côté, nous avions les patients atteints du syndrome RBD qui nous permettaient de voir un rêve en acte à leur insu. Et à l'inverse, les rêveurs lucides, qui ne bougent pas, mais qui au prix d'un certain code oculaire déterminé ensemble, comme du morse, peuvent nous donner des informations sur ce dont ils sont en train de rêver », explique-t-elle. Avec son équipe, elle leur demande, avant qu’ils ne s’endorment, de trouver dans leur rêve une action qui les oblige à bloquer leur respiration. « Nous avons enregistré des apnées de dix secondes pendant le sommeil paradoxal chez une patiente qui a subi une attaque au gaz sarin à la gare de Lyon dans son rêve », indique-t-elle. Le travail avec ces patients narcoleptiques, qui arrivent même à dormir dans une IRM, lui ouvre un champ inédit d'expériences.

Son équipe cherche ensuite à communiquer dans l'autre sens avec eux. Une première mondiale. « Nous posions des questions et les dormeurs en rêve lucide devait répondre avec trois petits sourires lorsqu’ils avaient un ressenti émotionnel agréable », précise-t-elle. Avec le neurologue spécialiste de la conscience, Lionel Naccache, elle cherche à établir s’il existe de la conscience pendant le sommeil : « Avec ses étudiants, Lionel a analysé, à l’aide d’algorithmes, le cerveau de nos patients endormis, explique-t-elle. Grâce à l’intelligence artificielle, nous pouvons prédire, si le dormeur était dans une phase où il allait répondre au stimulus ou non. » Ensemble, ils constatent que le sommeil n’est pas hermétiquement fermé. « Il y aurait des toutes petites fenêtres d’attention et de communication avec le monde extérieur, 20% du temps environ », affirme-t-elle. Cette découverte pourrait expliquer qu’il y ait des dormeurs au sommeil léger, qui prêtent beaucoup d’attention au monde extérieur, et d’autres au sommeil lourd, peu conscients du monde extérieur mais parfois très conscients de leur monde intérieur, c’est à dire de leur rêves.

Fertilisation croisée

Son laboratoire a développé de nombreuses autres collaborations, notamment avec l'équipe Mov’it qui travaille sur la maladie de Parkinson ou encore des chercheurs comme la spécialiste de la créativité à l’Institut du Cerveau, Emmanuel Volle. « En tant que médecins, nous ne consacrons que 20% de notre temps à la recherche. Les scientifiques peuvent mettre en musique nos idées et nous bénéficions en retour de leurs avancées. Nous sommes très complémentaires », affirme cette fervente défenseuse du travail pluridisciplinaire.

Avec l'Institut universitaire d’ingénierie pour la santé, elle bénéficie d’une interface pour développer, avec ses collègues, des algorithmes qui permettraient d’identifier des marqueurs EEG propres aux émotions positives ou négatives en rêve. Via l’Institut du Cerveau, elle co-dirige également des thèses avec des start-up telles que BioSerenity. « Beaucoup de ce qu'on fait dépend de nos rencontres. La recherche est pleine d'anecdotes que l’on ne raconte jamais. Quand on fait un exposé en science, nous n’avons pas le temps de dévoiler les coulisses et c’est dommage. La plupart des idées viennent en échangeant avec nos collègues autour d’un verre après un symposium, sourit-elle. À mon âge, je commence à prendre le temps de dire comment les idées me sont venues. Les cas cliniques sont passionnants, même s’ils doivent rester un point de départ ».

Alors, la neurologue s’accorde le temps d’écrire pour expliquer au plus grand nombre ce que le jour doit à la nuit. Pendant ses vacances, isolée sur son bateau, elle s’échappe sur la mer pour rédiger son essai Une Fenêtre sur les rêves. Un moment de détente et d’évasion pour cette navigatrice, bercée par les vagues, qui ne cesse de parcourir avec passion la route du rêve.


1 Phase d’atonie durant laquelle l'activité cérébrale est proche de celle de l’éveil.

2 Appareil permettant d'enregistrer différentes variables physiologiques d'un patient durant son sommeil.

3 Rapid eye movement sleep behavior disorder. Les patients souffrant de RBD perdent l’atonie musculaire caractéristique du sommeil paradoxal. N’étant plus paralysés, ils mettent en acte leurs rêves. Ce syndrome est lié à des maladies neurodégénératives comme la maladie de Parkinson.

 

Les rêves, une fenêtre pour la recherche sur le cerveau

En quelques dates :

  • 11 août 1962. Naissance à Cucq-Trépied (Pas-de-Calais).
  • 1990. Diplôme d'études approfondies (DEA) à Lyon auprès du Professeur Jouvet.
  • 1992 à 1994. Chef de clinique en neurochirurgie à l'hôpital Beaujon.
  • 1994. Création du centre d'investigation clinique à la Pitié-Salpétrière.
  • Depuis 2000. Dirige l'unité des pathologies du sommeil à la Pitié-Salpétrière.
  • 2012. Grand prix de l'Institut de France.
  • 2014. Publication Une fenêtre sur les rêves  (Odile Jacob).
  • 2018. Publication Le sommeil (Mango).

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