Lionel Naccache
Examinateur de conscience
Étudier le pathologique permet de comprendre le normal. L’étude de la conscience n'y déroge pas.
Neurologue à la Pitié-Salpêtrière, professeur à la faculté de Médecine de Sorbonne Université, auteur de nombreux livres, ancien membre du Comité consultatif d’éthique, Lionel Naccache partage son quotidien entre recherche, clinique et écriture pour tenter de percer les mystères de la conscience.
À 53 ans, Lionel Naccache ne se lasse pas d’arpenter les contrées inconnues de notre matière grise. Cheveux en bataille et blue jeans, le neurologue de renommée internationale a l’humilité des grands et le souci des autres. Cet hyperactif à l’emploi du temps surchargé nous reçoit avec la politesse des rois dans son petit bureau transparent au quatrième étage de l’Institut du Cerveau. Il parle vite et clair – symptôme d’une pensée bouillonnante alimentée par une intarissable soif de comprendre.
Vers une physique de la philosophie
Embarrassé à l'idée de livrer un discours sur lui, le chercheur nous dévoile une mosaïque de moments discrets1 de son « cinéma intérieur »2 . Au centre de l’objectif : la conscience. Elle s’est imposée presque comme une évidence, alors qu’il oscillait, adolescent, entre le questionnement philosophique et le raisonnement scientifique. « Le fait que nous soyons des créatures biologiques douées de pensées réflexives m’a toujours questionné, se souvient-il. Et très tôt j’ai nourri le désir de contribuer à une science de la vie mentale, une science objective de la subjectivité qui ne supprime pas pour autant le subjectif ». Car Lionel Naccache est un cartésien : « On pense à partir de soi. Notre point de vue subjectif immédiat est le point de départ. C'est la posture dans laquelle je me situe en tant que chercheur », revendique-t-il.
Pour avoir une vision globale du fonctionnement humain, il entre en médecine, puis à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Il choisit la neurologie « parce qu’elle permet d’examiner les aspects cognitifs et subjectifs les plus complexes à partir des contingences du corps », précise-t-il.
Examen de conscience
Durant sa thèse, il découvre, avec le neuropsychologue Stanislas Dehaene, l'existence de processus cognitifs inconscients de très haut niveau et leurs bases cérébrales. Ensemble, ils montrent que nous pouvons traiter de manière inconsciente le sens d'un mot ou d'un nombre. En lien avec ces travaux, ils construisent avec le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux, un modèle théorique de la conscience qu’ils baptisent « espace de travail neuronal global ». « Ce cadre théorique a de nombreuses conséquences fondamentales et cliniques que nous utilisons notamment auprès de patients non communicants », ajoute le neurologue.
Chercheur et clinicien, ses activités s’entremêlent et se nourrissent. « Étudier le pathologique permet de comprendre le normal. L’étude de la conscience n'y déroge pas », explique Lionel Naccache. Mais si elles se combinent, recherche et clinique ont des temporalités bien différentes : « En clinique, il y a une dynamique qui vous convoque de manière immédiate, souligne-t-il. Quand vous êtes face à un patient, vous ne cherchez pas à cultiver un doute cartésien sans limite, mais à être efficace. En recherche, c'est l'inverse. Si vous allez trop vite, vous risquez de passer à côté de l’essentiel. C’est une chance de pouvoir faire les deux, souligne le chercheur. Le revers de la médaille, c’est de parfois souffrir du syndrome de l’imposteur. »
Chercher pour soigner
Sans céder à une tentation démiurgique, Lionel Naccache est confiant quant à l’avenir de la prise en charge des troubles et maladies neurologiques. Il travaille d’ailleurs sur de nouvelles pistes de traitement à partir de stimulations cérébrales électriques. « Il y a des révolutions thérapeutiques. En quelques décennies, des chapitres entiers de cancérologie ont été réécrits, des maladies qui étaient mortelles sont devenues curables. Malgré tout, il reste des challenges à relever notamment dans le domaine des maladies neurodégénératives, mesure-t-il. La difficulté avec la recherche, c’est que ses progrès majeurs sont souvent imprévisibles ».
Et pour susciter de nouveaux espoirs thérapeutiques, il partage ses semaines entre son laboratoire à l’Institut du cerveau, ses cours en neurophysiologie à la faculté de Médecine, ses consultations à l’Institut de la mémoire et de la maladie d’Alzheimer et ses journées dans le département de Neurophysiologie clinique qu’il dirige. Là, il a créé il y a presque vingt ans une activité de bilans de conscience à l’aide d’explorations comportementales et fonctionnelles variées, qui permettent de sonder le niveau de conscience de patients non communicants. Cette expertise lui a valu en 2013 d’être mandaté, avec deux autres collègues, par le Conseil d’Etat pour évaluer l’état de conscience de M. Vincent Lambert dont le cas a été très médiatisé.
Pensée plurielle
Membre du Comité consultatif national d'éthique pendant près de dix ans, Lionel Naccache est un penseur attentif aux questions de société. « Au sein du comité, nous abordions des problématiques aussi variées que la reproduction, le genre, la fin de vie, l’éducation, le rapport à la génétique, au dépistage, etc. Nous avons également organisé les états généraux associés à la révision de la loi bioéthique, ce qui nous a offert l’occasion d’entendre de multiples voix, parfois inconciliables, sur chacun de ces sujets », se souvient le neurologue. La pluridisciplinarité consubstantielle à la bioéthique, il la pratique et l’entretient depuis ses débuts : « les neurosciences cognitives sont une discipline jeune à l'intersection de plusieurs autres : il y a une convergence des savoirs entre neurologues, psychiatres, anesthésistes, biologistes, psychologues, philosophes, informaticiens, physiciens, mathématiciens, linguistes, etc. ». Parmi ses nombreux projets en cours, le chercheur travaille avec Matthieu Cord, spécialiste en intelligence artificielle à l’ISIR3, sur la possibilité d'entraîner des algorithmes à reconnaître l’électro-encéphalogramme d’une personne. Un travail qui aura « des conséquences physiologiques théoriques intéressantes, mais aussi un impact en termes de protection des données », indique-t-il.
Avec ses doctorants, il s’intéresse également à l’hypnose, un état de conscience particulier avec des applications médicales avérées permettant dans certains cas de diminuer des dosages anesthésiques. Il collabore aussi avec la neurologue Isabelle Arnulf pour étudier cet autre état de conscience et d’inconscience qu’est le sommeil. Et nous pourrions continuer d’égrainer ainsi les dizaines de projets et collaborations menés par cet explorateur effréné.
L’écriture ou le dialogue intérieur
Quand il n’est ni dans son laboratoire, ni auprès de ses patients, Lionel Naccache poursuit son travail d’exploration par l’écriture. Nourri de ses activités cliniques et de recherche, cet exercice solitaire, « libre des contraintes académiques, permet de penser les choses différemment », apprécie-t-il. Déjà une dizaine de livres à son actif et le prochain, Apologie de la discrétion, à paraître en septembre prochain. Dans ses ouvrages, le dialogue avec les autres champs du savoir, et notamment les sciences humaines, est omniprésent. « Je ne veux pas d’un rapport à la connaissance qui m’enfermerait dans une carapace d’érudition, mais une connaissance vivante qui alimente le cours de ma pensée », ajoute-t-il. Rompu à l’exercice médiatique, Lionel Naccache met aussi l’écriture au service de la vulgarisation comme dans Parlez-vous cerveau ?, un ouvrage co-écrit avec sa femme à partir des chroniques à quatre mains dont ils étaient les auteurs et diffusées sur France Inter.
Pour reprendre l’un de ses titres, Lionel Naccache pourrait bien être un « homme réseau-nable » : un homme guidé par un doute méthodique fécond qui, loin de l’enfermer dans un solipsisme, le connecte au monde à travers des sphères disciplinaires et temporelles multiples au service des autres.
1 Au sens mathématique du terme
2 En référence à son livre Le Cinéma intérieur, Projection privée au cœur de la conscience, Odile Jacob, 2020
3 Institut des systèmes intelligents et de robotique (Sorbonne Université, CNRS, Inserm)
En quelques dates
1969 : Naissance à Sarcelles (Val-d’Oise)
1987 : Première année de Médecine à la faculté Necker-Enfants Malades
1988 : École normale supérieure (Ulm), concours Sciences
1994-1998 : Internat des Hôpitaux de Paris, DES de neurologie
Depuis 1999. Neurologue à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière
2002-2008. Chercheur à l’Inserm
2002 : Thèse de doctorat en neurosciences à Sorbonne Université dirigée par Stanislas Dehaene
2003 : Création d’une activité d’évaluation du niveau de conscience de malades non communicants
Depuis 2009 : Chercheur et codirecteur de l’équipe neuropsychologie et neuro-imagerie au centre de recherche de l’Institut du cerveau
2013 : Nommé au CCNE et désigné par le Conseil d’État pour évaluer l’état de conscience de Vincent Lambert, avec les Prs Bousser et Luauté
2016 : Grand prix Lamonica de neurologie, Académie des sciences
2021: Grand Prix de médecine et de recherche médicale Claude Bernard de la Ville de Paris
2021: Grand Prix Eloi Collery de l'Académie nationale de médecine