Actuel Moyen Âge : Les licornes en voie d’extinction
Pauline Guéna, Sorbonne Université
Parmi les animaux mythiques qui hantent l’imaginaire occidental comme oriental, de l’Antiquité jusqu’à l’époque moderne, aucun n’a sans doute connu le succès de la licorne. On la rencontre chez les Grecs, les Romains, dans l’Orient musulman ou l’Occident chrétien : elle fait même son grand retour aujourd’hui en tant que jouet, ainsi que parmi les symboles de la communauté gay. Et pourtant, les licornes avaient disparu pendant un moment, à la fin du Moyen Âge. Ne souriez pas : même les animaux imaginaires peuvent disparaître… Ou presque.
Des éléphants, des morses et des reliques
Le succès des licornes vient en partie de l’intérêt des sociétés méditerranéennes pour l’ivoire. Les Romains raffolent de ce matériau, qu’ils obtiennent surtout par les défenses d’éléphant. Ils n’en manquent pas. À l’époque, l’Empire romain s’étend jusqu’en Afrique du Nord, où les troupeaux d’éléphants sont nombreux et où les défenses mesurent jusqu’à deux mètres de long, une taille que des siècles de chasse sélective, privilégiant les spécimens à longues défenses, a fini par réduire aujourd’hui. Le goût de l’ivoire gagne par la suite aussi bien l’Orient musulman que l’Occident carolingien. Les jeux d’échecs, les boîtes ouvragées ou encore les autels portatifs sont souvent ornés de sculptures d’ivoire très fines.
Bientôt, dans le nord de l’Europe, un autre type d’ivoire commence à circuler : les défenses de morse. En effet, du Xe au XIIIe siècle, le climat se réchauffe, ce qui permet aux Scandinaves de s’implanter dans de nouveaux espaces. Ils s’installent d’abord en Islande, où la population de morses décroît rapidement. Puis ils fondent des colonies au Groenland, où ils organisent des expéditions estivales de chasse et rapportent à leur campement quelques morses entiers, mais le plus souvent de simples têtes. Ils les laissent pourrir un temps, puis en extraient les précieuses défenses pour les exporter. C’est un commerce de grande ampleur : en 1327 débarque à Bergen un navire chargé de 527 défenses. Les défenses sont alors travaillées dans des ateliers à travers toute l’Europe. Au Nord, une certaine Margret hin Haga est ainsi connue comme le « meilleur tailleur d’Islande ». Le matériau est aussi utilisé en Angleterre, en Allemagne et jusqu’en Castille. On ne manque donc pas d’ivoire au Moyen Âge… mais quand on en a les moyens, on préfère celui des licornes.
Des licornes aquatiques
Dans les textes médiévaux, celles-ci sont parées de toutes les qualités. Animaux sauvages, vivant dans les bois, elles sont réputées parfaitement pures, et souvent assimilées au Christ. On finit par imaginer qu’elles ne peuvent être approchées que par de jeunes vierges, les seules à les égaler en pureté. Leurs longues cornes délicatement enroulées sur elles-mêmes ont une grande valeur : on les place dans les trésors des cathédrales aux côtés des reliques, on en fait des symboles de pouvoir ou on les ouvrage pour les insérer sur des épées… Mais bien sûr, ces cornes qui s’accumulent dans les trésors des rois et des évêques d’Europe ne sortent pas de nulle part…
En fait, les principaux chasseurs de licornes sont probablement les Scandinaves du Groenland. En remontant vers le nord à la recherche des morses, ils suivent le même chemin que les narvals, ces mammifères marins dont les mâles possèdent une longue dent en pointe torsadée et fragile. Les narvals ne s’échouent que rarement sur les côtes européennes. En revanche, au Groenland, il leur arrive souvent de s’échouer sur la glace, notamment lorsqu’ils tentent d’échapper à des orques. Là, leur dépouille s’abîme, si bien que lorsque les Scandinaves les trouvent en été, ils ne comprennent pas forcément à quel type d’animal ils ont à faire. Mais ils n’ont donc pas besoin d’inventer des histoires pour vendre leurs prétendues cornes de licorne : le goût pour l’ivoire et la réputation de l’animal imaginaire suffisent. D’ailleurs, certaines histoires s’amendent peut-être : en 1539, sur une carte de la Scandinavie réalisée à la demande d’un archevêque suédois exilé en Italie, on distingue entre les bateaux et les monstres une petite licorne marine, dont la tête et la corne sortent discrètement de l’eau dans le nord de l’Atlantique. C’est une indication précieuse, à une époque où les licornes sont déjà en train de disparaître.
L’extinction des animaux imaginaires
En effet, les opérations des Scandinaves au Groenland se compliquent dès la fin du XIIIe siècle : le climat se refroidit, et quelques degrés suffisent à mettre leur mode de vie en danger. Au milieu du XIVe siècle, les navigations se sont réduites ; au début du XVe siècle, les colonies scandinaves du Groenland disparaissent. Au début du XVIe siècle, lorsqu’Albrecht Dürer dessine un morse, son modèle est une tête conservée dans du sel en tonneau. Il n’a donc plus une idée très précise de l’apparence de l’animal.
Avec la fin de la grande chasse au morse, l’approvisionnement en dents de narval s’arrête aussi. Il reprend au XVIe siècle, lorsque les royaumes de France et d’Angleterre entrent en compétition pour conquérir l’Amérique du Nord et, espèrent les navigateurs, trouver un passage vers le Pacifique. Alors que les navigations se multiplient vers le Nord, ils découvrent des populations préservées de morses, ainsi que quelques narvals, encore associés aux licornes. Au siècle suivant, leur véritable nature sera définitivement identifiée.
Entre la fin du XIIIe siècle et le XVIe siècle, l’Europe se tourne donc vers l’ivoire d’éléphant. Les cornes de licorne deviennent des objets rares. À Venise, au début du XVIe siècle, deux Grecs apportent une corne de « monoceros », ornée d’argent et de pierres précieuses, qui aurait appartenue au dernier empereur byzantin : une véritable merveille. Quelques décennies plus tard, Elizabeth Ière d’Angleterre paie au prix fort une autre corne dont elle fait un symbole de sa virginité. Partout, le prix des cornes de licorne augmente, car l’accès aux vrais animaux a pratiquement disparu.
Certes, les licornes ne se sont pas véritablement éteintes. Mais le léger refroidissement du climat a limité l’accès aux prétendues cornes, et entraîné une survalorisation culturelle de ces objets au moment même où ils devenaient inaccessibles. Finalement les prix montent, du fait même de l’ignorance des acheteurs. Et nous, quelle image projetons-nous sur les derniers spécimens des espèces en voie d’extinction ? Les voit-on vraiment pour ce qu’ils sont : les représentants d’une biodiversité à protéger, ou plutôt comme des licornes, si merveilleux et lointains que leur futur ne nous concerne pas directement ?
Ce texte est extrait du livre Actuel Moyen Âge II de Catherine Kikuchi, Pauline Guéna, Florian Besson, Tobias Boestad, Simon Hasdenteufel et Maxime Fulconis, paru aux éditions Arkhê.
Pauline Guéna, Doctorante à l'université Paris-Sorbonne, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.