L’esprit critique de l’Encyclopédie revit en ligne
Alexandre Guilbaud, Sorbonne Université
Malgré la place importante qu’elle occupe dans l’histoire des idées et dans l’histoire des sciences, aucune équipe n’avait jamais tenté de réaliser une édition de l’Encyclopédie qui permette d’y naviguer aisément, d’en expliquer le contenu, l’histoire, le contexte, les enjeux, afin de rendre cette œuvre majeure du Siècle des Lumières et ce que nous savons d’elle accessible au public. Telle est la raison d’être de l’ENCCRE, première édition critique de l’Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1772), mise en ligne en accès libre le 19 octobre 2017.
Une somme inégalée de savoirs
Publiés entre 1751 et 1772 par Diderot, D’Alembert et Jaucourt, troisième éditeur méconnu, les 28 volumes de l’Encyclopédie rassemblent une somme inégalée de savoirs sur les sciences, les arts, les métiers et la langue, répartis dans 17 volumes de textes et 11 volumes d’illustrations commentées. « Ouvrage immense et immortel », pour citer Voltaire, elle est la plus grande entreprise éditoriale du XVIIIe siècle, tant en volume et en capital investi qu’en force humaine employée. Sa publication souleva bourrasques et tempêtes, et fut par deux fois interdite.
L’Encyclopédie, qui s’inscrit dans une tradition déjà ancienne des recueils de savoirs renouvelée par l’essor de l’imprimerie, hérite à la fois des traités techniques réalisés sous Louis XIV, des recueils de mémoires académiques qui voient le jour à la même époque, des dictionnaires universels (dont l’âge d’or s’ouvre à la fin du XVIIe siècle), ou encore de la pensée du chancelier Bacon, fondateur des sciences expérimentales modernes.
L’Encyclopédie innove cependant aussi de bien des façons : en intégrant ce qu’on appelait alors les « arts mécaniques » dans le cercle des connaissances, en offrant une place jusque-là inégalée à l’illustration, en articulant la logique alphabétique du dictionnaire avec celle, raisonnée, permettant de lier les connaissances. Elle est aussi une œuvre collective qui ne se limite pas, comme ses prédécesseurs, à la seule compilation livresque, mais qui recourt directement aux meilleurs scientifiques, philosophes et écrivains de son temps, parmi lesquels Rousseau, Voltaire, Montesquieu, Daubenton, et bien sûr Diderot et D’Alembert eux-mêmes.
Une œuvre éminemment critique
Mais au-delà de ces traits profondément novateurs, ce qui caractérise l’Encyclopédie est la volonté critique qui l’anime : critique des savoirs, dans leur élaboration, leur transmission et leur représentation, critique des préjugés, critique de l’autorité surtout, et du dogme. L’Encyclopédie étonne immédiatement par la modernité de ses combats et de ses questionnements ! Elle nous rappelle le rôle du langage dans la transmission des savoirs et l’importance du combat contre les interdits de pensée dans la reconnaissance des découvertes scientifiques (lisez les articles « Antipodes » et « Copernic ». Elle fourmille de critiques contre les institutions religieuses, le « Fanatisme » et l’« Intolérance » (voyez ces articles, ainsi que « Tolerance »), le gouvernement politique (lisez « Faim », « Appetit ») ou « Genealogie »). Elle dénonce les barbaries, à commencer par l’esclavage (« Traite des negres »), la torture (« Question (procédure criminelle) ») et la « Guerre ». Elle milite aussi pour l’inoculation (à l’article du même nom) contre la variole, comme un écho passé des débats actuels sur la vaccination.
Librement accessible, l’ENCCRE est une invitation à découvrir ou redécouvrir cet héritage des Lumières afin, pour reprendre les célèbres mots de Diderot, que « les travaux des siècles passés n’aient pas été des travaux inutiles pour les siècles qui succéderont ».
Elle pallie d’abord une lacune étonnante, commune à toutes les versions numériques de l’Encyclopédie jusqu’alors disponibles sur Web : l’absence d’une édition expertisée répondant à ces critères pourtant indispensables quand on connaît l’histoire éditoriale mouvementée de l’œuvre, les multiples réimpressions, reproductions, contrefaçons dont elle a fait l’objet, ou les nombreux exemplaires hybrides (formés de volumes de plusieurs éditions différentes) qui ont pu être constitués au cours des siècles suivants. L’ENCCRE s’appuie pour ce faire sur un exemplaire original et complet de l’ouvrage, conservé à la Bibliothèque Mazarine, intégralement numérisé pour l’occasion, dans la meilleure définition possible, et en veillant à restituer les caractéristiques concrètes de l’ouvrage : grain du papier, épaisseur des volumes, courbure des pages, etc.
Grâce aux dernières possibilités offertes par le numérique et à une équipe internationale de plus de 130 personnes, historiens de toutes disciplines, ingénieurs, étudiants et bénévoles, elle est dotée d’une interface numérique permettant d’apprécier la beauté de cet exemplaire, de naviguer aisément parmi les 74 000 articles de l’ouvrage, d’apprécier comme jamais le spectacle de ses 2 579 planches gravées, de consulter les commentaires qui y sont apportés, et d’y effectuer les recherches les plus variées, comme les plus pointues.
L’ENCCRE est aussi une édition dynamique, conçue pour être enrichie en permanence, de façon collaborative. Diderot lui-même, évoquant la nécessaire collaboration des savants « spécialistes » à l’Encyclopédie, écrivait :
« Quand on vient à considérer la matière immense d’une Encyclopédie, la seule chose qu’on aperçoive distinctement, c’est qu’elle ne peut être l’ouvrage d’un seul homme […]. Qui est-ce qui définira exactement le mot “conjugué”, si ce n’est un géomètre ? le mot “conjugaison” si ce n’est un grammairien ? le mot “azimuth” si ce n’est un astronome ? le mot “épopée” si ce n’est un littérateur ? »
De la même façon, l’ENCCRE fait appel à l’historien des mathématiques pour annoter les articles de mathématiques, à l’historien de la grammaire pour les articles de grammaire, etc. Elle s’appuie sur une plate-forme en ligne partagée par l’équipe, qui permet d’envisager un processus d’édition dynamique, pensé à long terme, où se croisent et se conjuguent les compétences multiples et complémentaires des spécialistes de l’œuvre.
Pensée pour en démocratiser l’accès, et pour partager le fruit des recherches qui lui sont consacrées avec tous les publics, amateurs, érudits, élèves, étudiants ou enseignants, l’ENCCRE se présente comme un lieu de rencontre sur l’œuvre, animé par le souhaite de faire revivre l’un de ses plus beaux atours, sérieusement en danger aujourd’hui : son esprit critique.
Sorbonne Université lance le 31 mai un tout nouveau cycle de conférences (« Il était une fois… demain ! » pour le grand public. Retrouvez Alexandre Guilbaud, l’auteur de cet article, lors de la conférence d’ouverture le 31 mai à 18h, « Cœlacanthe et street-art : voyage au cœur du patrimoine », à l’Amphithéâtre D Campus Pitié-Salpêtrière 91 bd de l’hôpital, Paris XIIIe.
Alexandre Guilbaud, Maître de conférences en histoire des sciences mathématiques à Sorbonne Université, Institut de mathématiques de Jussieu-Paris Rive Gauche, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.