Mona Lisa victime de son succès au Musée du Louvre, le 28 décembre 2024. Shutterstock
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Surfréquentation des musées : une plongée au cœur du Louvre et d’Orsay

Visiter un musée national devrait être un moment poétique, suspendu, une invitation à nourrir ses sens. Pourtant, de plus en plus souvent, l’expérience évoque plutôt un trajet dans les transports en commun à l’heure de pointe. Comment en sommes-nous arrivés à une telle situation ? Quelles sont la part de responsabilité des musées et leurs réponses face à cet enjeu ? Quid des pratiques des visiteurs et de l’usage des réseaux sociaux ? Focus sur les cas emblématiques du musée du Louvre et du musée d’Orsay.

10,2 millions de visiteurs. En 2018, le musée du Louvre passe la barre symbolique des 10 millions d’entrées, et l’année d’après, il la frôle de nouveau avec 9,6 millions de visiteurs alors même que l’entrée par la Pyramide avait été conçue pour accueillir 4,6 millions de visiteurs par an. Sur les mêmes périodes, le musée d’Orsay connaît un engouement similaire, avec 3,3 millions de visiteurs en 2018 et 3,65 millions de visiteurs en 2019. En 2020, le Covid-19 vient mettre un coup d’arrêt à cette progression. Il faut attendre 2023 pour retrouver une affluence se rapprochant des niveaux pré-pandémie. Cette année-là, le Louvre accueille 8,9 millions de visiteurs et Orsay bat son record de fréquentation avec 3,9 millions d’entrées.

Ces chiffres sont le reflet des actions de communication mises en œuvre par ces musées et par l’office de tourisme de la ville de Paris pour attirer toujours plus de visiteurs. Mais où se situe le point d’équilibre pour ne pas sombrer dans la surfréquentation ? Alors que les musées communiquent sur les actions mises en œuvre pour repenser les espaces afin de mieux accueillir les publics, dans les faits, la question du confort de visite est souvent négligée au profit d’intérêts économiques.

Quelles limites à la fréquentation des musées ?

Les établissements accueillant du public sont régulés par deux principales contraintes eu égard à la fréquentation. D’une part, la charge d’exploitation, qui indique un seuil légal de visiteurs à ne pas dépasser pour garantir la sécurité du bâtiment et des personnes qui l’occupent.

D’autre part, la capacité d’accueil. Pour les institutions culturelles, celle-ci est rédigée par le ministère de la Culture qui suggère de ne pas aller au-delà d’un visiteur pour 5 m². Cela amène la capacité d’accueil du musée du Louvre à 14 547 visiteurs (72 735 m2) et du musée d’Orsay à 3 371 visiteurs (16 853 m2). Leur jauge quotidienne est fixée au double, car même s’il existe des horaires saturés, il est rare que les visiteurs entrent au musée à 9 h pour en ressortir à 18 h (le temps de visite moyen est de 2 h pour le musée d’Orsay et de 2 h 30 pour le musée du Louvre).

Les musées ne peuvent se reposer seulement sur ces données chiffrées : elles ne traduisent pas l’expérience des publics. Le comportement des visiteurs est un paramètre difficilement quantifiable, mais il se révèle ethnographiquement observable, permettant de prédire la saturation de certaines salles.

Dans le même musée, certaines salles vides, d’autres saturées

Au musée du Louvre, le service des publics sait qu’un grand nombre de visiteurs privilégie la visite de l’aile Denon, et plus précisément le 1er étage et les salles 700, 702, 703, 705, 710 et 711. Les flux sont captés et polarisés dans cette aile où se concentrent les principaux « chefs-d’œuvre du Louvre » (La Joconde, La Victoire de Samothrace et la Vénus de Milo) saturant ainsi le sud du bâtiment, dont une partie de l’aile Sully qui mène aux Antiquités égyptiennes.

 

Pour environ 80 % des visiteurs, l’expérience du Louvre se résume à quelques œuvres qui se concentrent sur seulement 1/7e des espaces d’exposition. Cela caractérise un Louvre en anamorphose, c’est-à-dire une représentation déformée d’un lieu, impactant par la suite les pratiques muséales. Les espaces sont saturés par les visiteurs qui accumulent des expériences de lieux ; ils auront fait le Louvre ou Orsay, alors que d’autres départements de ces musées, qui présentent tout autant de chefs-d’œuvre, sont presque vides.

Une infra-organisation permet de « structurer » les lieux : escalier en sens unique, bande déroulable, sens de visite, incitation à décaler ses horaires de visites, etc. Ces tentatives d’aménagement de l’espace muséal demeurent cependant symboliques : les flux restent condensés à certains endroits.

Des expositions temporaires victimes de leur succès

Pour le musée d’Orsay, le phénomène de la surfréquentation est surtout associé aux expositions temporaires. Comme au Louvre, l’occupation est en anamorphose avec une concentration forte des visiteurs dans les deux espaces d’expositions temporaires situés au rez-de-chaussée du musée. Ces espaces représentent environ ¼ des espaces totaux d’exposition.

À titre d’exemple, en 2024, l’exposition Paris 1874 a accueilli 722 130 visiteurs sur 95 jours d’ouverture, soit 7450 visiteurs par jour en moyenne. En ramenant la capacité d’accueil par heure au sein de l’espace d’exposition (2000 m2), nous constatons que celle-ci avoisine les 830 visiteurs/heure, soit plus du double de celle conseillée par le ministère de la Culture (400 visiteurs/heure).

Le confort de visite est relégué au second plan. Dans les expositions temporaires, les espaces se congestionnent rapidement à la moindre étape significative (informations, cartels, œuvres majeures). Les masses s’accumulent autour des œuvres les plus iconiques et l’empressement général impose un rythme soutenu de « rencontre » avec les œuvres. Le parcours muséal s’éprouve au rythme des autres visiteurs.

Pourquoi une telle surfréquentation ?

Le « désir de lieux » joue un rôle clé dans cette surfréquentation. En résumé, le désir de lieux est impulsé par des représentations. La réputation et l’image d’une entité ont un impact sur le territoire : elles induisent un dynamisme, créent une envie, un désir de s’approprier un lieu et de le pratiquer.

Selon mes recherches, les réseaux sociaux numériques amplifient ce phénomène et deviennent des « espaces » temporaires et transitoires entre les lieux culturels et leurs visiteurs. Les musées ont renforcé ces outils durant la Covid-19 pour communiquer plus directement avec les publics et renouveler leur image, augmentant leur attractivité. Les photos diffusées sont celles d’un musée vidé, souvent dépourvu de visiteurs.

Le contraste entre les conditions de visite mises en avant par le musée d’Orsay et la réalité est saisissant.

En parallèle, les visiteurs communiquent également sur les réseaux durant ou après leur visite pour diffuser une expérience plus personnelle et sans filtre. Ces appropriations du lieu créent aussi un désir de visite plus important. C’est d’ailleurs davantage un désir d’« avoir fait » un lieu plus qu’une découverte ce celui-ci, une démarche qui s’apparente à une logique comptable, une sorte de compétition où les points seraient comptés par photographies interposées.

En présentant leurs expériences des musées à leur réseau, ces différents acteurs démultiplient la visibilité du musée. Cela entraîne une communication parfois virale qui échappe à l’institution et renouvelle les pratiques au sein des musées.

Une position ambivalente des musées

La fidélisation du public est un point important pour les directions des musées, et la diversité des canaux de communication sert à capter ce public déjà conquis. L’expérience virtuelle du musée et l’expérience in situ s’entrechoquent : le virtuel-numérique n’est plus seulement un outil de communication, il devient un outil de visite, court-circuitant ainsi les actions mises en œuvre par les musées pour rendre agréable une visite.

À cela s’ajoutent les tensions budgétaires que connaissent les musées depuis plusieurs décennies. La surfréquentation est à lire donc au prisme d’une économie des institutions culturelles, qui, par la communication des expositions événements ou des événements populaires, attirent des visiteurs, mais pas seulement. Ils attirent de grands groupes qui cherchent à bénéficier de la bonne réputation de ces musées pour accueillir des événements privés. Ce mécénat d’entreprise calqué sur le modèle américain oblige les grands musées à s’autofinancer à hauteur de 67 % pour le musée d’Orsay et de l’Orangerie (2022) et 56 % pour le musée du Louvre (2022). Ce modèle économique ne permet pas forcément d’innover pour repenser son accessibilité dans l’espace et dans le temps, mais d’atteindre un équilibre budgétaire dans le contexte socio-économique actuel.

Pourtant certaines pistes sont envisagées pour trouver un équilibre entre économie viable, intérêt socioculturel et renouvellement des pratiques des musées. Le musée du Louvre propose désormais deux « nocturnes » avec une ouverture jusqu’à 21 heures les mercredis et vendredis, contre une nocturne au musée d’Orsay les jeudis (21 h 45). Ainsi, étendre ces horaires aux autres jours permettrait de lisser davantage les fréquentations des musées, notamment pour un public local. Pour le musée du Louvre, il y a aussi l’idée de dépolariser l’entrée de la Pyramide, qui en 1989, ne fut pas conçue pour absorber une telle fréquentation. Ces nouveaux accès permettraient également de retravailler le lien entre le Louvre et la ville de Paris : le musée ne serait plus une forteresse dans laquelle les visiteurs entreraient par son centre, mais un lieu qui s’intègrerait au maillage de la ville.

D'ici là, un conseil : si vous souhaitez visiter le Louvre dans la quiétude, rangez vos téléphones et dirigez-vous vers des salles moins courues, mais recelant de trésors, comme le deuxième étage de l'aile Sully (notamment les œuvres impressionnistes de la salle 903), ou les antiquités orientales au rez-de-chaussée de l'aile Richelieu (salles 227 à 230).


Marie-Alix Molinié-Andlauer, Docteure en Géographie politique, culturelle et historique, Sorbonne Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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