« Heureux soient les fêlés car ils laisseront passer la lumière », exposition immersive à la Gaîté Lyrique, Paris, 2021. Gaîté Lyrique
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Comment la scénographie des expositions influence l’expérience des visiteurs

Après de longs mois de fermeture et un monde de la culture mis entre parenthèses, les musées vont enfin pouvoir accueillir leurs publics à partir du 19 mai prochain et proposer un riche éventail d’expositions originales tant attendues par les aficionados de l’art.

Fortement marquée par la présence de la scénographie – cet art transversal issu du monde du théâtre, littéralement « l’art de dessiner la scène »- l’exposition contemporaine fait appel aux sens, se rêvant immersive et interactive, capable de transporter le visiteur dans les dimensions insoupçonnées des œuvres.

Si l’art d’exposer, ou de mettre en espace les objets d’art à travers les techniques muséales n’est pas nouveau, l’exposition se construit selon un programme élaboré méticuleusement par le musée ou la galerie d’art. Le terme d’expographie, aussi employé dans ces pratiques, est parfois utilisé comme synonyme de scénographie d’exposition ou encore de décor ; bien qu’il existe quelques différences, des points communs demeurent entre ces disciplines. Directeur, conservateur, curateur, scénographe, metteur en scène, architecte sont autant de professionnels qui participent à réinventer l’exposition.

Déranger le visiteur

Selon le conservateur Jacques Hainard, « exposer c’est déranger le visiteur ; c’est mettre des objets au service d’un propos théorique, d’un discours, d’une histoire ; c’est vivre intensément une expérience collective ». À travers l’usage de la scénographie, l’exposition propose une relecture des objets dans un cadre artificiel, construit. Une sculpture olmèque qui, originellement, appartient à un complexe architectural religieux, exposée de manière isolée dans une salle, perd son rôle cultuel : les sociétés préhispaniques ne concevaient pas les productions artistiques comme autre que sacrées. Que raconte alors le musée en décontextualisant les objets ? Le processus de l’exposition peut-il le contrefaire, ou produire des contresens ?

Exposition Pompéi, Grand Palais, 2020, Paris. Reconstitution d’une rue avec vue sur le volcan GEDEON Programmes.

Un tableau de Monet peut illustrer le courant impressionniste, insister sur la technique picturale, ou bien évoquer la beauté des reflets lumineux sur l’eau pour défendre un discours écologique sur les océans. Exposer Picasso renvoie un autre message qu’exposer Velázquez : si l’on confrontait les deux dans un même espace, le message peut devenir politique ; Picasso reste associé aux idées engagées contre le franquisme exprimées dans la violence de Guernica, alors que Veláquez, peintre royal des plus grands chefs-d’œuvre du Siècle d’or espagnol, fut au service de la Couronne comme en témoignent Les Ménines.

Textures, éclairage, couleurs ou un mobilier transfigurent les œuvres : c’est le pouvoir de la théâtralité. En observant les détails de la scénographie, on peut décoder le propos non exprimé de l’exposition. La scénographie, même la plus abstraite, influence le regard : un espace vide, un mur lisse, une lumière blanche suffisent à jouer sur notre perception de l’œuvre lui attribuant une valeur détournée.

Une forme de théâtralité

La scénographie trouve son origine dans le théâtre grec antique et se définit comme « l’art de dessiner » ou « d’écrire » la scène, pratique artistique qui s’adapte à l’évolution des théories théâtrales de son temps. À la fin du XIXe siècle, la définition donnée par le Dictionnaire de l’Académie s’intéresse davantage à des notions de peinture et précise qu’il s’agit de « l’art de représenter des objets en perspective ». Après les expériences scéniques révolutionnaires d’Adolphe Appia et E. Gordon Craig au début du XXe siècle, la scénographie correspond à la conception et à l’organisation de l’espace de la représentation.

Aujourd’hui, le terme de scénographie touche aussi bien à l’aménagement de l’espace dans les musées qu’aux expositions ainsi que les espaces urbains ou les paysages ; c’est « l’acte de produire l’exposition », selon les termes de Jean Davallon.

Il existe plusieurs types d’expositions, permanentes ou temporaires, ayant différents objectifs et visant différents publics. Toutefois, il s’agit toujours de montrer quelque chose. L’exposition d’aujourd’hui se construit comme un récit structuré par une introduction, un développement et une fin où les œuvres se font les interprètes du discours muséal.

Véritable enjeu, la scénographie d’exposition, pour l’artiste du Bauhaus Herbert Bayer, constitue un outil d’influence majeur voire de transformation du visiteur ; c’est à ce dessein qu’il l’expérimente sous ce qu’il appellera le Traffic control dès les années 1930 : rythme de la visite manipulé, cimaises colorées, signalétiques sur les murs et au sol et champ de vision modélisé.

Herbert Bayer, Diagramme de la vision étendue.

À travers la scénographie, c’est une forme puissante de la théâtralité qui s’exprime, dans un contact vivant et évolutif avec l’œuvre d’art. Depuis une trentaine d’années, il ne s’agit plus de contempler les œuvres passivement ou d’apprendre de manière traditionnelle, mais bien d’établir une rencontre entre l’art et le visiteur.

Le plaisir, l’émotion et l’affect sont essentiels à l’expérience esthétique mais aussi à la transmission du savoir, comme les sciences cognitives l’ont démontré pour les processus d’apprentissage.

Le MET à New-York, le Louvre, le château de Versailles et bien d’autres musées ont eu recours à ces procédés théâtraux suscitant une forte implication du public. Usant de faux, de restitutions, de reconstitutions ou encore de copies, l’exposition devient ce « théâtre sans le texte » où les décors influencent la perception des œuvres.

Period Rooms au MET.
Vue vers le mur sud de la salle (1972.276.1) comprenant un tapis (1976.155.111), un fauteuil (44.157.2) et une table d’écriture et de lecture réglable(1983.433).

Un art en soi

L’art d’exposer est assimilé à une véritable pratique artistique protégée par le droit d’auteur. Le scénographe René Allio avait déjà contribué à cette démarche en 1988 avec la mise en scène de la Grande Galerie de l’Évolution au Muséum national d’histoire naturelle.

Grande Galerie de l’évolution, Museum national d’Histoire naturelle, Paris.

En 2012, le metteur en scène de théâtre et d’opéra Robert Carsen réalise, entre autres, la scénographie des expositions « L’Impressionnisme et la mode » au musée d’Orsay ou encore « Bohèmes » au Grand Palais, dévoilant une mise en scène forte qui lui valut pourtant des critiques.

Le visiteur/spectateur se retrouve immergé dans la mise en scène : pelouse verte et cimaises célestes pour évoquer la peinture de plein air typique du mouvement impressionniste, velours rouge pour l’opéra et le théâtre ou encore mansardes et murs vieillis romantiques, et ambiances de cafés illustrant le rôle central de l’amitié dans la créativité.

La récente exposition « Faire son temps » de Christian Boltanski au centre Pompidou se passait même des traditionnels cartels, favorisant une mise en scène théâtrale. Les œuvres étaient montrées tantôt dans la pénombre tantôt dans des lumières qui les nimbaient de mystère ; la déambulation du visiteur l’invitait à plonger dans l’univers ésotérique de l’artiste et à découvrir ses fascinantes constructions. En créant des contextes au lieu de produire des installations neutres, l’exposition propose un récit participatif et interactif.

Immersive, la visite se transforme en expérience sensible à la rencontre de nos émotions avec l’exposition Pompéi au Grand Palais en 2020, plongeant les visiteurs dans une promenade au temps de ses trésors et de sa fin tragique reconstituée dans le parcours.

Exposer autrement

Depuis les cabinets de curiosité de la Renaissance à l’esthétique baroque en passant par le rationnel musée des Lumières jusqu’au musée-temple du XIXe et nos musées contemporains, l’art d’exposer a toujours alterné esthétique minimaliste et contextes scénographiques. En réalité, dès la création du Pavillon du Réalisme par Gustave Courbet en 1855 ou au Salon des Refusés en 1863 en marge du salon officiel de l’Académie royale de peinture et de sculpture de Paris, l’élan d’exposer autrement existe. D’abord en réaction contre l’académisme et la hiérarchie des genres, puis contre la méthode même d’exposition. Les nombreuses expériences des avant-gardes ont, dès le début du XXe siècle, opposé à la muséographie officielle qui privilégiait depuis la conférence de Madrid de 1934 des espaces neutres – murs blancs, toiles à hauteur d’homme, éclairage naturel et parcours simplifié – des mises en scène théâtrales à l’encontre de toutes les conventions rythmées par un désir de subversion.

À notre époque, l’exposition est multiforme ; sortie du musée, elle envahit de nouveaux espaces libres et métaphoriques : bibliothèques, galeries, jardins, églises, lieux insolites, paysages et natures aménagées, architectures, fondations, et autres lieux représentant les contenants modernes de l’art par la théâtralisation.

La théâtralité permet également de redonner du sens aux objets décontextualisés en fournissant des scénographies – historique, archéologique ou culturelle – fondées sur la précision de la recherche scientifique afin de mieux transmettre les connaissances auprès des publics de non-initiés. Les récents travaux sur les processus cognitifs soulignent l’importance des émotions dans les mécanismes de l’attention, de la mémoire et l’encodage de l’information.

Il reste encore à imaginer des formats novateurs et expérimenter ces contextes notamment via la réalité augmentée et l’intelligence artificielle qui permettront de produire, dans un avenir proche, l’exposition chez soi en utilisant un simple casque, voire de pénétrer des univers numériques reconstitués et de découvrir l’objet autrement, de le sentir ou de le toucher.

Le Centre Pompidou a déjà proposé une exposition virtuelle autour de Miró, dont la scénographie a demandé autant d’expertise que pour sa réalisation in situ ; événement incontournable, une grande exposition sur Notre-Dame de Paris en réalité augmentée sera présentée au Collège des Bernardins en 2022, parcourant 850 ans d’histoire de la cathédrale dont une première version sera dévoilée au cours de l’Exposition universelle de Dubaï en octobre 2021.


Bibliographie :

« Comment la scénographie des expositions influence l’expérience des visiteurs ».


Micaela Neveu, Doctorante au Centre de Recherches sur l'Amérique Préhispanique, Sorbonne Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.