Résidence artistique : quand l’ADN et le nucléaire rencontrent l’art numérique
Dans le cadre de sa deuxième année de résidence à Sorbonne Université, l’artiste numérique Kaspar Ravel a choisi le sujet du nucléaire pour son exposition. Lors de sa phase de recherche, il a notamment travaillé avec Pierre Crozet, expert de l’encodage de données sur ADN, co-fondateur de la startup Biomemory et maître de conférences au laboratoire de biologie computationnelle et quantitative. Rencontre.
Kaspar, pouvez-vous nous parler de votre parcours en tant qu’artiste numérique et de ce qui vous a conduit à choisir le nucléaire comme sujet de résidence artistique cette saison ?
Kaspar Ravel : Je cumule une double pratique : celle du numérique en tant qu'outil artistique et celle du numérique en tant que sujet. Pour moi, les deux sont souvent liées et parfois même indissociables. L'outil aborde le sujet, et le sujet vient remettre en question l'outil. C’est une boucle, un processus qui définit en grande partie mon art.
Cette année, j'ai décidé d'approfondir mes recherches en explorant les infrastructures physiques du numérique, depuis les satellites de communication jusqu'aux câbles sous-marins reliant les continents à Internet. Au cœur de ce réseau se trouve le secteur de l'électricité et ses sources de production. C'est parmi celles-ci que j'ai choisi de concentrer mon attention sur le nucléaire.
Quelles sont vos principales inspirations derrière ce projet ?
K.R. : Ma résidence à Sorbonne Université m'a permis de rencontrer plusieurs chercheuses et chercheurs, qu'ils soient physiciens, historiens ou philosophes de la technique. Ces échanges m'ont conduit à m'intéresser de près à la question des déchets radioactifs et de leur enfouissement. Pour étendre ma réflexion, je suis allé à la rencontre de personnes qui habitent ou travaillent dans les secteurs du nucléaire. Je me suis notamment posé cette question : comment prévenir les humains qui vivront dans un million d'années qu'il ne faut pas creuser dans nos stockages géologiques ? Je dirai que c'est cette question parmi d'autres qui a inspiré et motivé la plupart des œuvres que j'ai réalisées cette année.
Comment votre approche en art numérique se manifeste-t-elle dans ce contexte spécifique ?
K.R. : Depuis 1993, de nombreuses personnes – artistes, scientifiques, architectes, philosophes — ont abordé le sujet du nucléaire, et malgré ça, on pourrait toujours le traiter comme un problème millénaire, comme il a la réputation d'être insolvable. Je ne cherche pas à apporter de solution concrète : mon approche, elle, est plus liée à la mémoire, qu’elle soit numérique ou non, car nous ne sommes pas sûrs d’avoir encore des ordinateurs dans un futur lointain. J’ai alors dû assembler mes connaissances en informatique et en algorithmique pour générer des objets physiques et résilients.
Pouvez-vous nous parler de votre collaboration à tous les deux ? Comment cela se traduit-il ?
K.R. : J'ai recensé quarante-deux sites témoignant d'une forte activité radioactive passée, présente ou future. J’avais dans l’idée de créer une capsule temporelle symbolique pour les générations futures, mais je cherchais un support capable de résister à l'épreuve du temps. Sur les conseils de Nathalie Drach-Temam, j'ai rencontré Pierre et son collaborateur Stéphane Lemaire, qui sont spécialisés dans l'encodage de données sur ADN. Pierre en parlera sûrement mieux que moi, mais l'ADN a une structure extrêmement résiliente, ce qui en fait un médium idéal pour transmettre des messages dans le futur.
Pierre Crozet : Notre collaboration s’est traduite ainsi [Pierre Crozet montre un minuscule sac contenant cinq capsules ADN]. Elle s’est concrétisée non pas par un article scientifique papier, mais par quelque chose de différent. À l'intérieur de chacune de ces capsules se trouvent les coordonnées GPS des sites de stockage de déchets nucléaires encodées sur de l'ADN, synthétisé par Biomemory et encapsulées par la société Imagène.
Avec Kaspar, nous avons déjà discuté de ce projet l'année dernière, mais pour des raisons techniques, nous n'avons pas pu avancer. Entre-temps, le stockage d'informations sur l'ADN a considérablement évolué. En effet, Stéphane Lemaire et moi-même avons fondé la startup Biomemory, que Kaspar est venu visiter. Il est reparti avec un cahier des charges précis ; il fallait que son fichier ne dépasse pas un kilooctet.
Kaspar, quels sont les défis que vous avez rencontrés lors du processus de création. Comment les avez-vous surmontés ?
K.R. : L'une des difficultés était d'assurer la lisibilité de l'ADN à une échelle microscopique, étant donné que nous encodions des coordonnées géographiques sur une molécule d'ADN. J'ai eu quelques réserves quant à la lisibilité dans un scénario post-nucléaire. Cela dit, quand j'ai en ai parlé à Pierre, il a dit une chose qui a eu beaucoup de sens pour moi : tant que l'humanité existera, il y aura toujours des personnes dédiées à l'étude de la vie. Et j’imagine que celles qui se penchent sur la question de la vie sur Terre finiront inévitablement par se confronter à l'ADN.
Quelle est votre vision de l'interaction entre l'art numérique et les questions scientifiques comme le nucléaire ?
K.R. : Loin d'être le seul qui aborde le nucléaire, je pense que c'est important que le monde de l'art s'empare de ces questions. En revanche, je trouve aussi que c'est un terrain ambigu. Comme pour beaucoup de sujets qui pansent encore les cicatrices du passé, il faut savoir discerner, dans les pratiques artistiques, ce qui relève de l'esthétisation de l'histoire, et du positionnement critique-artistique face aux technologies nucléaires.
Pour répondre à votre question, il est crucial que cette interaction soit empreinte d'une conscience politique. Par là, je n'entends pas qu'il faut relancer les débats publics, mais plutôt soulever les questions que parfois seul l'art peut se permettre de poser.
P.C. : Pour tout vous dire, je viens d'une famille dans laquelle il y a des artistes. Il y a quelques années, j'ai discuté avec mon cousin artiste qui m'avait dit : « L'art, c'est une recherche sur la vie ». Nous, chercheurs, nous faisons des recherches sur les mécanismes. La convergence est évidente, surtout lorsque l'on aborde des sujets un peu éthiques. Même si Kaspar a choisi ce thème du nucléaire non pas pour des raisons éthiques, mais pour le sujet de la mémoire à long terme.
Quoi qu'il en soit, nous devons toujours nous enrichir de ce genre d'interactions, ce que nous ne faisons pas assez à mon avis. Malgré nos efforts en interdisciplinarité, même entre chercheurs, le langage est parfois différent, alors avec un artiste, il y a un vrai grand écart. Je trouve cela très intéressant !
À votre avis, Pierre, en quoi cette résidence artistique peut-elle enrichir la compréhension des enjeux liés au nucléaire ?
P.C. : Peut-être que je suis trop scientifique, mais à mon avis, il n'y a pas vraiment d'enjeux majeurs liés au nucléaire. Alors, oui, un site de stockage de déchets nucléaires est dangereux, mais en l'enterrant à 100 mètres sous terre, le problème est résolu. Nous vivons entourés de choses bien plus dangereuses. Par exemple, en laboratoire, nous manipulons du phénol, qui est bien plus toxique que la radioactivité. Je pense que c'est simplement une peur irrationnelle. En fin de compte, il n'y a eu dans le monde qu’un seul incident nucléaire à gros impact : Tchernobyl. On peut penser à Fukushima, mais ce n’est pas l’incident de la centrale qui a causé des pertes humaines, c’est le tsunami.
Toutefois, si cela peut contribuer à dissiper les fausses idées sur les enjeux liés au nucléaire, pourquoi pas, mais le sujet de Kaspar porte davantage sur la transmission de la mémoire.
Finalement, l'intérêt d'avoir un artiste en résidence à Sorbonne Université est d'apporter un point de vue différent du nôtre, qui va nous nourrir de nouvelles réflexions. C'est très constructif !
D’ailleurs, comment voyez-vous le rôle de la collaboration entre artistes et scientifiques dans la diffusion des connaissances au public ?
P.C. : C'est un atout énorme ! L'exemple du nucléaire montre qu'il existe encore beaucoup de méconnaissance du grand public. Ce sont des notions très complexes à expliquer. Les artistes, par leur créativité, peuvent s’interroger sur des questions que le grand public se pose lui aussi souvent. Via leur art, ils peuvent rendre ces sujets accessibles à un public plus large et plus diversifié.
Et vous, Kaspar, quel message espérez-vous transmettre avec cette nouvelle année de résidence artistique ?
K.R. : À travers mes œuvres, mon objectif est de révéler les multiples facettes de la culture nucléaire. Comment pouvons-nous vivre dans un monde dans lequel le nucléaire est omniprésent ? Chacune de mes créations est une tentative pour répondre à cette question et offrir des perspectives nuancées sur le sujet.
Visitez l'exposition !
L’exposition « fossiles impossibles. artefacts du nucléaire », qui résulte de la résidence d’artiste de Kaspar Ravel, est visible au Théâtre de la Ville - Sarah Bernhardt (salle des Œillets) du 3 au 12 mai.
Entrée gratuite, horaires et réservation pour les visites guidées sur le site du Théâtre de la Ville.