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Quand la philosophie étudie les discours sur la maladie de Charcot

La philosophie de la médecine s’intéresse aux discours produits sur la maladie de Charcot (ou sclérose latérale amyotrophique), qui confèrent à cette pathologie un statut unique parmi les maladies.

La maladie de Charcot, ou sclérose latérale amyotrophique (SLA), est une maladie neuro-évolutive incurable consistant en la double atteinte évolutive des neurones moteurs centraux et périphériques. Elle engendre une paralysie progressive jusqu’au décès des personnes atteintes, le plus souvent par l’arrêt des muscles respiratoires.

Les deux principales formes cliniques de la maladie sont la forme spinale (70 % des cas) qui débute par l’atteinte d’un membre, et la forme bulbaire (30 % des cas) qui commence par l’atteinte des muscles de la bouche.

3 à 5 ans après l’apparition des premiers symptômes, seule la moitié des personnes malades sont encore en vie (les spécialistes disent que la « médiane de survie » est de 3 à 5 ans).

Une pathologie souvent présentée comme « la pire des maladies »

Le point de départ de notre enquête philosophique sur la SLA s’inscrit dans l’étude des discours qui lui confèrent un statut unique parmi les maladies.

Elle est qualifiée par des formules telles que « la pire des maladies » (par exemple dans Blouse d’Antoine Sénanque), « la plus cruelle des maladies » (par exemple dans la presse), « la découverte la plus géniale de Charcot » (par exemple dans Charcot : un grand médecin dans son siècle), « la plus fréquente des maladies rares » (par exemple dans un épisode de La Méthode scientifique sur France Culture) ou encore « une maladie exemplaire » (par exemple dans un article de la psychologue clinicienne Hélène Brocq).

Le risque de diffuser des informations erronées, de stigmatiser les malades…

Or, ces formules peuvent avoir des effets délétères que la philosophie peut aider à identifier. Elles peuvent contribuer à la diffusion d’idées erronées sur la maladie et sur l’état des connaissances et des pratiques à son sujet, à la stigmatisation des malades, à une défiance envers la médecine conventionnelle.

Elles peuvent également véhiculer une conception discutable concernant la nature des connaissances, des pratiques médicales et des rôles du soin, de même à propos de la crainte des soignants et des soignantes à accompagner une telle maladie, ainsi qu’une conception erronée de l’histoire de la médecine… (se référer à « Scientific Plurality and Amyotrophic Lateral Sclerosis (ALS) : A Philosophical and Historical Perspective on Charcot’s Texts » d’Anne Fenoy, à paraître dans Journal of the History of the Neurosciences).

Étudier l’impact des discours sur la SLA, leur légitimité et leurs limites

À partir d’échanges menés sur le terrain, à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière et à l’Institut du Cerveau (ICM) à Paris avec des chercheuses et des chercheurs ainsi que des personnels soignants de la communauté SLA, j’ai cherché à comprendre par qui et pourquoi de telles formules étaient utilisées et s’il était souhaitable ou non, possible ou non, de les remettre en cause tout en comprenant ce qu’elles disent de la SLA.

En utilisant des travaux en philosophie de la médecine sur la maladie en général, j’ai pu élaborer une première grille de lecture sur les discours portant sur la SLA en France qui permet de saisir les impacts des différents discours produits sur cette maladie, leurs légitimités et leurs limites.

L’objectif consiste à obtenir une vision nuancée de la maladie en tenant ensemble les différentes perspectives sur cet objet complexe.

Une distinction classique en humanités médicales pour désigner la maladie

Il existe une distinction en humanités médicales, qui est utilisée par la philosophie de la médecine, afin de nuancer la compréhension du concept de maladie. Il est possible de rendre compte de cette distinction grâce à la langue anglaise.

Le terme disease désigne la maladie en tant qu’objet étudié par la médecine et la biologie. Le terme illness désigne, lui, la maladie en tant qu’expérience vécue par les personnes atteintes par la maladie. Enfin, le terme sickness désigne la maladie en tant que phénomène social. Pour éviter l’usage de périphrases, ces trois termes anglais sont conservés tels quels dans la langue française.

Dans le cas de la SLA, la maladie est étudiée par la médecine qui cherche à comprendre ses causes et à trouver des traitements. Par ailleurs, les personnes atteintes de SLA sont soignées dans des centres spécialisés (le traitement est pour l’instant palliatif). La SLA est aussi vécue comme une maladie, du fait de la paralysie progressive puis de l’annonce de la mort qui est pour l’instant inévitable. Elle est également reconnue par la société comme une maladie (organisation des soins et de la recherche, aides pour les personnes atteintes).

Cette distinction est précieuse pour comprendre dans quelle mesure certains discours sur la SLA peuvent parfois entrer en contradiction ou en conflit, selon la perspective qu’ils incarnent.

L’exemple de la douleur dans la SLA : un cas de discours divergents

Il existe plusieurs exemples de possibles conflits entre les discours. L’exemple de l’expression de la douleur dans la SLA en est un parmi d’autres. Il permet toutefois de comprendre rapidement un possible conflit entre la SLA comme maladie étudiée par la médecine (disease) et la SLA comme expérience vécue par les malades (illness).

La SLA est caractérisée par la médecine comme une affection du système moteur. Sa définition classique en fait une maladie qui ne se manifeste pas par des affections sensibles, par exemple une sensation de douleur. Toutefois, il est possible de trouver l’expression de la douleur dans des récits de personnes atteintes de SLA, comme l’illustre cet extrait de L’Affreuse d’Arielle Crozon :

« J’ai mal d’être malade, j’ai mal aux avant-bras perclus de fasciculations, des crampes soudaines tétanisent mes muscles. Allongé, mon corps tressaute de manière désordonnée, imprévisible. J’ai mal de voir ma main gauche, elle est devenue si maigre, mes cuisses fondent progressivement, mon ventre s’affaisse. J’ai mal à la tête de ces transformations de mon corps.

C’est dingue, mais Tilda [sa neurologue] dit qu’il n’y a pas de douleur associée à l’Affreuse. La dernière fois, dans un effort de compréhension, elle m’a prescrit un anxiolytique de la famille de la benzodiazépine, mais également décontractant musculaire. »

Cet écart entre la perspective disease (l’étude de la maladie par la médecine) et la perspective illness (le vécu des malades) peut avoir des conséquences dommageables, que ce soit pour la prise en charge (du fait de la non-prise en compte de la parole des malades) ou dans la compréhension de la maladie.

Au contraire, prendre au sérieux la parole des malades permet d’ouvrir de nouvelles pistes de recherche sur la SLA. Des articles biomédicaux tentent d’étudier de manière plus approfondie la douleur dans la SLA, en cherchant à se défaire de la définition classique de la maladie.

Il ne s’agit pas simplement d’indiquer un écart entre, d’un côté, la perspective des patients et des patientes et, de l’autre, la perspective des soignants et des soignantes, mais plutôt de montrer par cet exemple comment deux perspectives peuvent entrer en contradiction sur un même phénomène qu’est la SLA.

Une enquête philosophique pour éviter toute appréhension caricaturale

L’objectif de cette enquête au sein des discours sur la SLA est d’éviter toute appréhension caricaturale de cette maladie complexe. Il s’agit de clarifier les perspectives à l’œuvre dans ces discours et de comprendre dans quelle mesure il peut être souhaitable de les faire dialoguer pour améliorer la prise en soin et la recherche ainsi que les représentations associées à cette maladie.

Le principe d’humilité épistémique est important à rappeler dans ce contexte. L’humilité épistémique correspond à la capacité à se remettre en cause et à intégrer des savoirs qui nous sont extérieurs.

Chaque personne produisant un discours doit faire preuve d’humilité épistémique en reconnaissant sa légitimité et ses limites afin de favoriser de possibles dialogues.


Cet article est rédigé par Anne Fenoy, Laboratoire Sciences, Normes, Démocratie (SND) – UMR 8011, Initiative Humanités Biomédicales, École doctorale 433 Concepts & Langages, Sorbonne Université (Financement de 4e année de thèse FilSLAN), sous la direction de : Cédric Paternotte, UMR 8011, SND, Sorbonne Université & Pr Danielle Seilhean, Inserm U1127, CNRS U7225, Sorbonne Université, Institut du Cerveau & AP-HP, Hôpital Pitié-Salpêtrière, département de neuropathologie. Il a été publié dans le cadre du concours Ma thèse en 180 secondes organisé par France Universités et le CNRS. La finale nationale se tiendra à l’Opéra de Nice le 5 juin.

Anne Fenoy, Doctorante de quatrième année en philosophie de la médecine, dans l'école doctorale Concepts & Langages, Sorbonne Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Anne Fenoy

Lauréate du prix du jury "Ma Thèse en 180 secondes"

Les sciences humaines peuvent être vulgarisées au même titre que les sciences dures.