La rhétorique de guerre du Kremlin
La guerre ravage l’Ukraine depuis plus de cinq mois. Pourtant, les conséquences désastreuses de ce conflit sont très largement méconnues en Russie. Si une partie des citoyens russes ont le sentiment de vivre dans une dystopie devenue réalité, le régime de Vladimir Poutine parvient à maintenir un contrôle ferme sur la circulation des informations.
Tout en manipulant l’opinion publique de façon à pouvoir se prévaloir d’un soutien massif des Russes à la politique du Kremlin à l’égard de l’Ukraine (75 % en juin dernier, selon les données du Centre Levada), le régime fournit à la population des stratégies discursives lui permettant de nier une réalité désagréable et effrayante. D’autres indicateurs confirment l’existence d’un soutien palpable à la campagne militaire russe : ainsi, en avril 2022, 36 % des sondés affirmaient éprouver de la fierté pour le peuple russe, contre 17 % un an plus tôt.
Pour mieux comprendre la nature (et les limites) de ce ralliement populaire à la cause belliqueuse, il est nécessaire d’étudier la façon dont la rhétorique de guerre se construit en Russie.
« Normaliser » la guerre ?
Depuis le début de la guerre en Ukraine, le régime russe cherche à montrer que la situation actuelle relève de l’ordre naturel des choses.
L’expression même « opération militaire spéciale », utilisée à la place du mot « guerre », est censée souligner le caractère provisoire du conflit, à l’instar des précédentes interventions militaires russes en Tchétchénie (dans les années 1990 et 2000) et en Syrie (depuis 2015). Mis à part son discours du 24 février 2022 lors duquel il a de facto annoncé la guerre contre l’Ukraine, Vladimir Poutine n’a pas fait d’interventions systématiques sur ce sujet, contrairement à son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky, qui adresse la parole à ses concitoyens presque quotidiennement.
Depuis le début du conflit, Vladimir Poutine n’a donné qu’une seule interview, le 3 juin 2022, et celle-ci a été consacrée essentiellement aux questions économiques. Cependant, c’est lui qui trace les lignes directrices pour la production du discours à travers diverses interventions diffusées par le service de communication du Kremlin.
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En Russie, peu d’autres acteurs sont autorisés à s’exprimer sur la guerre au nom du pouvoir. Parmi eux, le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et le chef adjoint du Conseil de sécurité Dmitri Medvedev accordent des interviews aux médias russes comme internationaux. Bien qu’ils s’emploient à « banaliser » la guerre en ce qui concerne ses conséquences pour la société russe, ces acteurs font en même temps monter les enchères face au monde extérieur. Ainsi, Lavrov a publiquement appelé à « ne pas sous-estimer » les risques d’une guerre nucléaire et Medvedev a menacé l’Ukraine du « jugement dernier » si elle cherchait à récupérer la Crimée par la force.
Dans cette entreprise, les porte-paroles du régime russe s’appuient sur tout un groupe de propagandistes comme Dmitri Kisselev, Vladimir Soloviev ou Margarita Simonian, omniprésents dans les médias gouvernementaux.
C'est l'animateur télé préféré de Vladimir Poutine. Depuis des semaines, il brandit la menace de la bombe nucléaire dans son émission quotidienne. Il a récemment été la cible de sanctions de l'Union européenne.
— Loopsider (@Loopsidernews) May 6, 2022
? C'est Vladimir Soloviev. pic.twitter.com/E08WoaiCgx
La construction du discours : emprunts au répertoire soviétique et nationaliste
D’après ce qui ressort de ces interventions, la rhétorique russe est devenue plus brutale que par le passé, avec l’usage répété de termes marquant la division entre le « nous » et les « autres ». Le vocabulaire se libère de certains tabous et remet au goût du jour des expressions datant de la guerre froide.
La récupération du statut de « puissance antifasciste » par l’État russe en fournit un exemple probant. L’Union soviétique se présentait officiellement comme le pays ayant vaincu le « fascisme » (plutôt que le « nazisme ») allemand. Bien que la rhétorique russe dénonce aujourd’hui la résurgence du « nazisme » en Ukraine, elle reprend les tropes soviétiques en associant « nationalisme » (terme autrefois taxé du qualificatif « bourgeois ») au « fascisme/nazisme » – somme toute, l’incarnation du Mal absolu.
En témoigne la virulence avec laquelle le Kremlin fustige les banderovtsy, soit les partisans de Stepan Bandera (1909-1959), chef de l’Organisation des nationalistes ukrainiens, qui a collaboré avec l’Allemagne nazie au début des années 1940 puis combattu les Soviétiques au nom de la lutte pour une Ukraine indépendante. La déclaration du ministre Lavrov (1er mai 2022), postulant que « parmi les pires antisémites, il y a des Juifs » et visant le président Zelensky, s’inscrit également dans la lignée de la propagande soviétique, qui a longtemps présenté le sionisme et l’État d’Israël comme une réincarnation du fascisme.
Enfin, l’objectif de « dénazifier » l’Ukraine brandi par le régime russe vise aussi cette Europe libérale et « dégénérée » qui, du fait de son soutien à Kiev, encouragerait la résurgence du « fascisme » – réinterprété, lui, comme le rejet symbolique de la Russie.
La dénonciation du « nazisme/nationalisme » ukrainien contraste, dans la rhétorique du Kremlin, avec l’usage de termes empruntés au discours des nationalistes russes : « nos territoires historiques » (à propos de régions ukrainiennes), « traîtres à la nation » (en parlant des Russes d’opinion libérale qui s’opposent à la guerre), « russophobie » (pour désigner l’attitude haineuse de l’Occident envers la Russie). En même temps, Vladimir Poutine reste fidèle aux formules mettant en valeur le caractère « multinational » de l’État et la diversité de ces populations :
« Je suis russe mais quand je vois des exemples d’héroïsme [sur les champs de bataille en Ukraine] comme celui du jeune soldat Nourmagomed Gadjimagomedov, originaire du Daghestan, j’ai envie de dire : je suis daghestanais, tchétchène, ingouche, tatar, juif… »
Qui sont les soldats russes qui combattent en Ukraine ? @FR_Conversation https://t.co/oWlO93DK6n
— jean-do merchet (@jdomerchet) April 22, 2022
Ces stéréotypes soviétiques et nationalistes remplissent une fonction instrumentale visant à appuyer l’idée de l’unité nationale autour du chef et de sa vision du conflit, sans pour autant donner lieu à l’émergence d’une idéologie ultra-nationaliste « dure ».
Argumentation (déficiente) en faveur de la guerre
Les schémas argumentatifs ont aussi évolué depuis le début du conflit.
Des raisonnements logiques font place à une répétition des mêmes faits qui s’apparente à une incantation, sans que les rapports de cause à effet ne soient clairement affinés. Les communicants russes reprennent ainsi une série de griefs géopolitiques où la responsabilité de la guerre en Ukraine est reportée sur les États-Unis et leurs « vassaux » européens décrits comme instigateurs des conflits en Yougoslavie, en Irak, en Libye ou en Syrie.
L’objectif consiste ici à légitimer ses propres actions par la délégitimation de celles des autres. Sergueï Lavrov cherche ainsi à présenter le soutien que l’Occident accorde à l’Ukraine comme une nouvelle manifestation de la politique adoptée par les Occidentaux dès les années 1990, notamment en ex-Yougoslavie, lorsqu’ils auraient refusé tout dialogue équitable avec Moscou.
Cette présentation des choses s’inscrit dans une vision continuiste de l’Histoire : l’Europe occidentale aurait de tout temps cherché à affaiblir la Russie. Le phénomène actuel de « russophobie » ne serait donc qu’une suite logique de la politique occidentale des siècles précédents (Medvedev, 26 mars 2022 ; Poutine, 12 juillet 2021). Ce discours établit une ligne chronologique reliant les guerres russo-polonaises du XVIIe siècle à la campagne de Russie de Napoléon et aux deux Guerres mondiales, en y associant l’élargissement de l’OTAN après 1991 ou le soutien supposé des États-Unis aux séparatistes tchétchènes.
À Moscou, une exposition met en scène "la cruauté" de l'Otan en plein conflit en Ukraine https://t.co/5jloATIyxR pic.twitter.com/yNFBATUr32
— Nice-Matin (@Nice_Matin) May 7, 2022
Le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine est dès lors présenté comme une réponse défensive à cette politique séculaire mise en œuvre par « l’Occident collectif ». Cette dernière formule se réfère à l’ensemble des pays membres de l’OTAN qui utiliseraient l’Ukraine comme un « objet manipulable » dans le grand jeu géopolitique (Lavrov, 4 juin 2022). Le fait d’avoir déclenché la guerre en premier est aussi justifié par « l’absence de choix » (Lavrov, 29 mai 2022) face à la construction d’une « anti-Russie » en Ukraine depuis 2014 (Poutine, 16 mars 2022). Ce dernier « projet » relèverait, lui, des pratiques de cancel culture, notion reprise par le régime russe pour désigner le renoncement occidental à tout bagage du passé, y compris des accords récents comme ceux de Minsk (Lavrov, 23 mars 2022).
Le discours du Kremlin tente ainsi de mobiliser des éléments épars afin de créer un schéma cohérent justifiant l’entrée en guerre. Toutefois, ce schéma manque significativement de « preuves » – d’où la diffusion de rumeurs multiples, comme celles faisant état de l’élaboration dans des laboratoires ukrainiens d’armes biologiques destinées à être employées contre la Russie.
Des carences d’argumentation au discours d’intimidation
L’objectif du discours officiel russe consiste à rassembler la population autour d’une idée patriotique, mais aussi à intimider certains cercles du pouvoir, acteurs de la société civile et médias.
C’est en cela que la réactualisation des expressions « traîtres à la nation » ou « cinquième colonne », dont la société doit « se purifier », prend un aspect d’avertissement explicite à l’égard de tous les avis discordants (Poutine, 16 mars 2022). Toute critique de l’État s’apparente désormais à une activité criminelle (Medvedev, 26 mars 2022).
D’une part, il s’agit d’envoyer un message aux élites, les avertissant des conséquences que pourraient avoir les moindres signes de défection ou d’éloignement vis-à-vis de la « ligne directrice ». D’autre part, c’est un signal aux médias nationaux et à tous ceux qui seraient tentés d’exprimer un point de vue alternatif sur la guerre. Le discours leur suggère ainsi d’adopter des comportements appropriés pour éviter des poursuites judiciaires. En effet, la législation répressive a été considérablement élargie après le 24 février 2022, avec l’adoption d’une loi dite de censure militaire. Ce dispositif prévoit des peines pour la « discréditation » des forces armées et la diffusion préméditée de « fausses informations » à leur égard. Par le biais de ces nouvelles normes judiciaires, les autorités russes ont multiplié les poursuites administratives comme pénales.
Ces stratégies d’intimidation permettent au régime d’affirmer, en s’appuyant sur les sondages, que la société lui accorde un large soutien et de légitimer la guerre par cette consolidation. Cependant, les conditions dans lesquelles ces sondages sont menés et, en particulier, sur la manière dont la « politique de la peur » du régime affecte l’opinion publique.
Quelle réception du discours en Russie ?
Pour ces mêmes raisons, il est encore difficile d’évaluer la réception du discours officiel par la population russe.
Certes, la machine de communication est bien réglée pour persuader le public du bien-fondé du conflit. La maîtrise de la réception du discours par le Kremlin se renforce à mesure que les sources d’information alternatives sont bannies de l’espace numérique. Les sites des médias indépendants sont systématiquement bloqués (81 645 sites furent bloqués entre le 24 février 2022 et le 30 juin 2022, selon l’organisation non gouvernementale Roskomsvoboda), tandis que des services VPN permettant de contourner ces blocages font l’objet d’attaques du gouvernement. Cela laisse penser que la communication persuasive déployée en Russie parvient à ses objectifs de consensus social et constitue, à ce jour, un moyen efficace d’assurer le maintien au pouvoir du régime en place.
Mais malgré ce succès apparent, le système de communication uniformisé peut se heurter à ses propres limites. D’abord, les gouvernants qui prennent des décisions en vase clos manquent de mécanismes de feedback. Ils ne confrontent pas (ou peu) les informations provenant de sources diverses afin d’évaluer avec justesse leur propre légitimité aux yeux de la population. Les dirigeants ont ainsi tendance à considérer leur légitimité comme un acquis qui n’a pas à être remis en cause.
Ensuite, l’uniformité de la communication ne suppose pas automatiquement un public cible homogène et une réception similaire par tous les segments de la population. Celle-ci peut avoir des sensibilités différentes envers le martèlement des mêmes arguments.
Enfin, la rhétorique officielle est amenée à se confronter à la réalité de la guerre avec ses pertes humaines, la baisse du niveau de vie et la coupure radicale de la Russie du monde occidental. Ce décalage entre la parole et la réalité est un facteur qui peut, au bout du compte, mettre en lumière le caractère illusoire de la cohésion nationale affirmée par le régime.
Sergei Fediunin, docteur en science politique de l'Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), attaché temporaire d'enseignement et de recherche en civilisation russe, Sorbonne Université et Valéry Kossov, maître de conférences habilité à diriger des recherches en études russes, Université Grenoble Alpes (UGA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.