L’Union européenne face à la guerre en Ukraine
Entretien avec Isabelle Davion, maîtresse de conférences à la faculté des Lettres en histoire contemporaine des pays germaniques et de l’Europe centre-orientale et chercheuse associée au Service Historique de la Défense.
Après l’invasion de l'Ukraine par la Russie, l’Union européenne prend un nouveau tournant géopolitique et militaire. Isabelle Davion, spécialiste de l’histoire européenne contemporaine, décrypte les enjeux que soulève la guerre en Ukraine pour les Vingt-Sept.
Pouvez-vous nous rappeler les origines et les enjeux qui sont au cœur du conflit en Ukraine ?
Isabelle Davion : Ce qui est en jeu, c'est l'existence d'une nation ukrainienne aujourd’hui niée par les autorités russes. À la suite de l'effondrement de l'Union soviétique en 1991, l'Ukraine a proclamé son indépendance, soutenue massivement par ses régions à l'Est. Elle a ensuite signé, avec la nouvelle fédération de Russie, le traité de la communauté d'états indépendants (CEI) dont l’objectif était d’organiser une sorte de divorce à l'amiable entre Moscou et l'Ukraine. Dans la foulée, plusieurs conventions ont été conclues, dont une rétrocédant à la Russie des armements nucléaires présents sur le territoire ukrainien.
Durant la décennie qui a suivi la fin de la Guerre froide, la Russie n'avait pas les moyens de s'opposer au système international qui s'était établi en Europe. Elle s’est donc résignée à l’indépendance ukrainienne et a tenté avec elle une relation de bon voisinage. Mais au fond elle n'a jamais admis la nouvelle architecture de sécurité européenne et la liberté, affirmée en 1990 dans la Charte de Paris pour une nouvelle Europe, dont dispose chaque état pour assurer sa propre sécurité.
Selon le discours russe, avec la dissolution du pacte de Varsovie, l'Alliance atlantique n'avait plus de raison d'être. Or l'Alliance atlantique s'est maintenue et a annoncé sa vocation à s'élargir à l'Est de l'Europe. Pour la Russie, une ligne rouge ne devait pas être dépassée : l’intégration des anciennes républiques soviétiques : la Géorgie, les pays baltes et l’Ukraine. Avec l’adhésion des pays baltes à l’OTAN en 2004, l’enjeu de l’Ukraine s’est trouvé renforcé.
À cela s’ajoute la question centrale de l'élargissement à l'Union européenne qui porte, aux frontières de la Russie, un modèle de démocratie libérale que Vladimir Poutine rejette.
Lors du sommet de Versailles des 10 et 11 février 2022, le président du Conseil européen a assuré que l'Ukraine faisait "partie de la famille européenne". Que signifie, selon vous, cette formule ?
I. D. : C’est un langage diplomatique délicat pour dire que l’intégration de l'Ukraine dans l'Union européenne n’est pas d’actualité. C’est aussi un moyen d’arrimer l’Ukraine à l’Ouest en considérant l'Ukraine en tant que pays européen et non en tant qu'élément d'un empire européo-asiatique russe. Enfin, c’est une façon d'annoncer un rapprochement entre l'Ukraine et l'Union européenne à travers un certain nombre de programmes communs –peut-être, par exemple, une participation à Erasmus ? – sans aller jusqu’à l'intégration.
Quels seraient les risques d’une adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne ?
I. D. : Depuis l'annexion de la Crimée et les opérations dans l’Est de l'Ukraine, le discours du Kremlin a toujours été de présenter l'élargissement de l'Union européenne et de l’OTAN comme des agressions contre la Russie. Dès lors, l'intégration de l'Ukraine à l’UE consisterait, pour les autorités russes, en une provocation et pourrait être érigée comme un acte de guerre.
Comment la guerre en Ukraine remet-elle en cause la politique de défense de l’UE ?
I. D. : L'ADN de la construction européenne, c’est d'être au service de la paix ou, du moins, de bloquer les mécanismes qui peuvent conduire à la guerre. L’Union européenne s’est d’abord construite sur un projet de marché commun, c’est-à-dire une zone de libre-échange avec des politiques communes, sans toucher aux questions de sécurité et de défense.
Cependant, depuis son origine, force est de constater que les crises ont catalysé la construction européenne. Ce fut le cas avec le traité de Rome dont la signature a été accélérée par la crise de Suez durant laquelle les Soviétiques menaçaient déjà d’utiliser l'arme nucléaire. Ce fut également le cas en 1992 avec le traité de Maastricht qui portait sur les instruments de souveraineté : la monnaie, mais aussi la sécurité et la défense. Cette nouvelle étape de la construction européenne n’est pas arrivée par hasard, mais à la fin de la Guerre froide avec l’idée d'enserrer la nouvelle Allemagne réunifiée dans un réseau de responsabilités internationales.
Durant toutes ces années, les programmes de sécurité et de défense lancés par l’UE avaient plus pour objectif d’interpeler les États-Unis sur les intérêts européens que de construire une véritable défense européenne. Le tournant historique que l’on constate depuis le conflit en Ukraine, c’est la volonté des 27 de construire, de façon autonome, une identité européenne de défense.
Et en particulier la politique de défense de l’Allemagne ?
I. D. : En prolongement à la responsabilité assumée de l’Allemagne dans la Seconde Guerre mondiale, il était entendu que l’armée allemande recréée en 1954 devait se limiter à être une armée de défense : une armée trop puissante aurait, à l’époque, été considérée comme une menace pour la démocratie.
Aujourd’hui, l’Allemagne inverse la proposition en affirmant qu’en tant que membre de l’OTAN et puissance économique mondiale, il est de sa responsabilité d'avoir une armée forte au service de la démocratie. Les 2% de dépenses militaires à laquelle les autorités allemandes ont consenti récemment ont donc pour but de créer une armée capable de s'opposer aux conflits et de négocier en position de force. Elle donne aussi une voix plus importante à l'Allemagne sur la scène internationale pour faire avancer cette identité européenne de défense.
Quel est l’impact du départ du Royaume-Uni, après le Brexit, dans cette guerre en Europe ?
I. D. : Le Royaume-Uni a toujours été réticent à la mise en place d’une défense européenne autonome par loyauté vis-à-vis des États-Unis. Ces derniers préféraient que la responsabilité de la sécurité du continent européen revienne à l'Alliance atlantique. De ce point de vue, selon moi, le départ du Royaume-Uni - qui reste malgré tout un désastre au regard de l'Histoire - a permis de faire sauter un verrou d'importance au sein de l'Union européenne.
Vladimir Poutine n’a-t-il pas, malgré lui, réussi à provoquer le réveil de l’Europe et renforcer l’unité entre ses membres ?
Il a consolidé l’unité de destin. Avec le conflit en Ukraine, l’idée qu'il ne pouvait plus y avoir de guerre contre les pays de l'Union européenne est devenue obsolète. Désormais, il apparaît que la défense de la paix ne passe pas seulement par la volonté de répandre un modèle de démocratie libérale, mais aussi par l'éventualité de défendre, de façon autonome, ce modèle contre une agression. Ce qu'il y a de nouveau dans les initiatives qui ont été prises par les 27, c'est de mettre en place un outil de défense autonome par rapport à l'OTAN, et l’unanimité pour soutenir les premières initiatives en ce sens.
Par ailleurs, on constate à l’heure actuelle une unité quant à la politique de sanctions face à la Russie. Parce que c’est la meilleure carte à jouer du point de vue des Européens pour avoir l’aide des États-Unis. Si, au niveau diplomatique et économique, cette unité venait à s'effriter, les Américains risqueraient de laisser les Européens seuls avec leurs vieilles querelles car ils ne veulent pas avoir à gérer des dissensions internes à l’UE.
Enfin, ce qui a consolidé l’unité européenne ces dernières semaines, c'est aussi et surtout le fait que les pays de l’UE à l'Est de l'Allemagne sont désormais considérés comme des pivots de cette organisation. Jusqu’ici, ils étaient vus comme des membres nouvellement arrivés ayant un moindre poids que des grandes puissances comme l’Allemagne ou la France. Avec le conflit en Ukraine, le discours de ces pays d'Europe centre-orientale a acquis toute sa légitimité en raison de leur situation stratégique mais aussi de leur expertise vis-à-vis des conflits avec la Russie. Je pense que cette nouvelle donne va permettre d’estomper l’image d’une Europe à deux vitesses avec d’un côté des grandes puissances autoproclamées et de l’autre des états qui n'auraient qu'à suivre ce qui est décidé.
Néanmoins, l’unité que l’on observe actuellement entre les 27 reste fragile, n’est-ce pas ?
I. D. : Bien sûr, cette unité que je crois sincère a ses fragilités. Et de ce point de vue, la question d'une intégration accélérée de l'Ukraine pourrait la faire exploser. Des lignes de failles apparaissent aussi quant à la question de l'après-sanction. Si les 27 sont tous d’accord sur le fait de réduire la dépendance énergétique à la Russie pour ne pas financer la guerre de Poutine, tous ne sont pas d'accord pour avancer au même rythme. Cela demande de mettre en place des programmes de politique énergétique qui peuvent être plus ou moins acceptables selon la situation des différents pays européens. Lors du sommet de Versailles des 10 et 11 mars 2022, la concrétisation de la réduction de la dépendance énergétique a d’ailleurs été différée, faute de position unanime.
Vous participez à l’Encyclopédie numérique de l’histoire de l’Europe (EHNE) dont un certain nombre d'articles entrent en résonance avec l'actualité. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
I. D. : Dans l’axe « Guerres, traces, mémoires » de l’Encyclopédie, plusieurs articles permettent de mieux comprendre l’histoire militaire de la Russie et de l’Europe centre-orientale, ainsi que leurs enjeux mémoriels. Ce sont des éléments importants pour comprendre ce qui se passe aujourd'hui. Par ailleurs, l’article sur la façon dont on arrête une guerre, dans lequel je distingue les armistices, des capitulations et des cessez-le-feu, peut aider, il me semble du moins, à mieux penser les enjeux du cessez-le-feu appelé par les Ukrainiens, mais aussi les effets pervers que peut parfois avoir l’arrêt des combats sur la prolongation de l’état de guerre.
Crédits photo : Marc Chaumeil divergence-images