En Russie, un nouveau manuel d’histoire au service de l’idéologie du pouvoir
L’examen de ce manuel permet de constater à quel point tous les processus et événements de ces quelque 110 dernières années sont présentés d’une façon à justifier les actions actuelles et futures du président russe.
Depuis le 1er septembre 2023, les élèves russes des 10e et 11e classes (l’équivalent de la 1e et de la Terminale) étudient l’histoire de leur pays – de la Première Guerre mondiale à nos jours – d’après un nouveau manuel en deux volumes dont le principal auteur est Vladimir Medinski, ancien ministre de la Culture (2012-2020), désormais conseiller de Vladimir Poutine.
L’examen détaillé de ce manuel permet de constater à quel point tous les processus et événements de ces quelque 110 dernières années sont présentés d’une façon parfaitement conforme à la vision de l’histoire que diffuse inlassablement le président russe – qui aime à se voir lui-même comme un grand connaisseur en la matière – afin de justifier ses actions actuelles… et futures.
Staline : un bilan globalement positif
Moderne, efficace, adaptant une propagande de style soviétique à de nouvelles stratégies de communication, ce manuel, désormais unique, est censé contenir la « vérité historique » dont l’État russe se proclame gardien. Les élèves sont invités à s’appuyer sur des documents fiables regroupés à la fin de chaque sous-chapitre dans la rubrique « sources », tout en découvrant une pluralité d’opinions, afin de devenir des citoyens dotés de sens critique.
Ainsi, on peut lire en regard les jugements fort contrastés de deux biographes de Staline, l’historien Oleg Khlevniouk (2015) et l’apologète du dictateur Iouri Emelianov (2002). Aucun savoir dialogique n’émerge cependant de cette apparente objectivité. L’élève, s’il a intériorisé le message global du manuel, à savoir que les jugements négatifs sur Staline profitent aux ennemis de la Russie (l’Occident), a vite fait son choix.
Certes, il est « libre » de penser le contraire, mais l’abondance de possessifs – notre pays, nos athlètes, nos réalisations, notre société… – suggère qu’il ne serait alors pas du bon côté. Certaines « sources » laissent d’ailleurs le lecteur perplexe, tel l’extrait de la lettre adressée par Vassili Grossman à Khrouchtchev en 1962. Amputée de sa partie principale où l’écrivain protestait contre la confiscation de son grand roman Vie et destin (« détail » qui n’est mentionné nulle part), elle donne l’impression que Grossman souhaite simplement se plaindre en haut lieu de ses confrères écrivains qui refusent de publier son livre tout en reconnaissant sa valeur et authenticité.
Le manuel, nous disent ses commentateurs officiels, n’occulte pas les pages sombres de l’histoire russe. En effet, il n’omet ni les répressions staliniennes (mais le nombre de victimes est divisé par trois au bas mot : il est question de trois millions alors que les historiens s’accordent sur un minimum de onze millions), ni les famines des années 1930 (mais on insiste sur les aides apportées à l’Ukraine par le gouvernement de Staline), ni le pacte germano-soviétique (présenté, conformément à la vision de Poutine, comme un geste de sagesse politique), ni les difficultés de la vie quotidienne. Le bilan reste globalement positif. D’ailleurs, quand bien même les élèves prendraient au sérieux les quelques ombres nuançant ce tableau radieux (qui englobe la diaspora, versée au patrimoine de la russité triomphale), l’abondante iconographie, dont quantité d’images de propagande soviétiques, distille un message subliminal optimiste.
L’Occident, éternel ennemi
C’est l’Occident, les États-Unis en premier lieu, qui apparaît responsable de la plupart des crises que traversent l’URSS et les « démocraties populaires », puis la Russie et le monde russe. Ainsi, on lit à propos des événements de 1956 :
« Pensant à juste titre que la crise hongroise était attisée par les services spéciaux occidentaux et l’opposition intérieure soutenue par ces derniers [anciens fascistes], l’URSS envoya ses troupes en Hongrie et aida les autorités hongroises à juguler les émeutes. »
Une argumentation similaire est utilisée pour justifier l’invasion de la Tchécoslovaquie en 1968. L’Occident aurait également tiré profit des guerres de Tchétchénie qui ont affaibli la Russie post-soviétique. En 2008, la Russie déclenche une « opération pour contraindre la Géorgie à la paix », ce pays étant une « première “torpille” antirusse de l’Occident ».
Cette diabolisation s’accentue dans les chapitres consacrés à la « réunification » avec la Crimée. Les États-Unis et l’OTAN auraient fait de l’Ukraine un « bélier » contre la Russie : « […] on redoublait d’efforts pour transformer l’Ukraine en une anti-Russie, hostile à la Russie et totalement contrôlée par l’Occident ». La justification de l’invasion est d’ailleurs préparée bien en amont des chapitres sur Maïdan, la Crimée et « l’Opération militaire spéciale » (SVO selon le sigle russe). Une « décision irréfléchie » de Khrouchtchev, à savoir l’amnistie des citoyens soviétiques ayant collaboré avec l’occupant durant la période de la Grande Guerre patriotique (1941-1945) (décret du 17 septembre 1955), aurait
« permis à de nombreux anciens complices du nazisme non seulement de retrouver la liberté, mais également de […] faire carrière en profitant de la campagne de réhabilitation et de lutte contre le culte de personnalité". Ce qui a favorisé, par la suite, l’émergence et la montée du nationalisme dans les pays Baltes et en Ukraine occidentale ».
La campagne de réhabilitation des victimes des répressions staliniennes se trouve ainsi discréditée, et la dénazification de l’Ukraine apparaît comme une réparation de l’erreur commise par Khrouchtchev.
La rhétorique de guerre du Kremlin https://t.co/Zj6BetLVSz pic.twitter.com/zRqTpDO7Ox
— Arnaud Mercier (@ArnauddMercier) February 18, 2023
Tout au long de ce XXe siècle, « La population apportait son soutien aux projets de l’État » (à propos du plan de reconstruction d’après-guerre). « Ces mesures trouvaient de la compréhension au sein de la société » (à propos de l’exécution des collaborateurs). La Grande Guerre patriotique « a renforcé l’unité morale et politique de la société ». En revanche, les révélations du XXe Congrès sur les crimes de Staline ont provoqué un profond désarroi dans la population. Tout comme, sans surprise, la dissolution de l’URSS.
Il faudra attendre l’arrivée au pouvoir de Poutine pour que soit restauré le consensus social, critère implicite du bon gouvernement. Cette cohésion n’a jamais été aussi forte que depuis le début de « l’Opération militaire spéciale » : celle-ci a « uni notre société, des gens de différents âges et professions ». Le soutien de la population s’exprime « par un véritable culte de la fierté pour les combattants de la SVO » et une aide humanitaire aux habitants des territoires « libérés ». Ceux-là en ont fortement besoin, car,
« en libérant les villes, nos combattants trouvent des preuves de crimes de masse commis par les nationalistes ukrainiens qui maltraitent les civils et torturent les prisonniers ».
Manipuler le passé pour préparer l’avenir
Reste à savoir ce que les élèves feront de cet amas de mensonges. Certains sont sans doute capables de les déceler. Après tout, en URSS aussi, on se moquait bien des vérités officielles. Ce qui n’empêchait pas de les débiter fidèlement le jour de l’examen. Par ailleurs, cette réécriture de l’histoire ne touche pas seulement les lycéens, mais les élèves de tous les âges, depuis l’école maternelle soumise à « l’éducation patriotique » jusqu’aux étudiants du supérieur et aux chercheurs qui doivent renoncer à certains thèmes comme la Seconde Guerre mondiale ou les répressions staliniennes ; ainsi que le reste des citoyens à travers les écrans de télévision, les scénographies muséales et les lois sanctionnant les « falsifications de l’histoire » et la « discréditation de l’armée ».
Les réflexes de la « double pensée » ressurgissent face à la répression, elle aussi de retour. Et avec eux, le cynisme, cette fois-ci non comme refuge, mais comme « méthode historique ». Le véritable enjeu de l’apprentissage, ce ne sont pas les faits, mais l’usage que l’on fait de leurs interprétations : le nouvel ordre mondial porté par la Russie semble être avant tout un « ordre de discours ». Qu’importe, au fond, le remplissage de ce dernier, l’essentiel étant de profiter des opportunités du moment : c’est à cela que le manuel incite les élèves en définitive :
« Des temps aussi uniques n’adviennent pas souvent dans l’histoire. Après le départ des entreprises étrangères, de nombreux marchés s’ouvrent à vous. Des possibilités fantastiques de carrière dans le business et de création de start-up vous sont ouvertes. Ne laissez pas échapper cette chance. Aujourd’hui, la Russie est véritablement le pays de toutes les possibilités. »
Comme à l’époque soviétique, la « vérité historique » dépend de la ligne générale : à preuve, la remise au satrape de la Tchétchénie Ramzan Kadyrov, en mains propres, du manuel corrigé par le ministre de l’Éducation Sergueï Kravtsov : dans la version précédente, les peuples déportés du Caucase après la Guerre, dont les Tchétchènes, étaient présentés comme des collaborateurs des nazis. Une « dénazification » opérée en un tournemain, scellée en amont par les des deux guerres tchétchènes. Car pour « postmoderne » que soit cette histoire, elle s’écrit bien avec du sang réel. Et on frémit en constatant que tout au long du texte, les nazis ukrainiens apparaissent en compagnie de nazis baltes. La vision poutinienne du passé étant avant tout un programme pour le futur, on se demande quelle autre « opération spéciale » sera appelée à unifier la société russe de demain.
Luba Jurgenson, professeure de littérature russe à la faculté des Lettres de Sorbonne Université et lauréate de la médaille d'argent CNRS 2023.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.