Oliver Primavesi

Doctor Honoris Causa de Sorbonne Université

Tant que nous continuerons à nous intéresser sérieusement à la quête antique de la sagesse, nous dépendrons de l’érudition classique.

Oliver Primavesi est professeur de philologie grecque à l’Université Ludwig-Maximilian de Munich. Spécialiste des textes grecs originaux d’Aristote et d’Empédocle, il a reçu de nombreuses distinctions, notamment le Prix Leibniz en 2007.

Vous êtes un spécialiste de la philosophie antique. Pourquoi la philosophie antique a-t-elle besoin de l’érudition classique  ?

Olivier Primavesi : Les œuvres originales des grands philosophes de l’Antiquité, comme Platon et Aristote, nous ont été transmises par des fragments de papyrus antiques ainsi que par des codex médiévaux en parchemin ou en papier. Avant que les philosophes contemporains puissent les étudier et les évaluer d’un point de vue systématique, ces textes et les manuscrits qui les préservent doivent être identifiés, déchiffrés, édités, expliqués et, enfin, traduits dans une langue moderne : ce sont précisément les tâches essentielles des spécialistes en études classiques.

Il existe toutefois un curieux décalage entre, d’une part, le haut degré de précision recherché par les philosophes modernes dans la reconstitution des arguments des Anciens et, d’autre part, le manque de fiabilité des outils dont ils disposent, c'est-à-dire les traductions existantes. Celles-ci reposent souvent sur des éditions anciennes du XIXe ou du début du XXe siècle, qui ne prenaient en compte qu’une sélection restreinte et aléatoire des manuscrits aujourd’hui recensés. Tant que nous continuerons à nous intéresser sérieusement à la quête antique de la sagesse, nous dépendrons de l’érudition classique.

Quels sont les philosophes grecs qui constituent le cœur de vos recherches ? Sur quel projet récent êtes-vous le plus enthousiaste ?

O.P. : Dans mes recherches, je me suis principalement concentré sur deux philosophes grecs qui nécessitent de toute urgence le travail des spécialistes des textes anciens : Aristote et Empédocle. Les œuvres d’Aristote, philosophe du IVe siècle avant J.-C., nous ont été transmises directement par plus de 1 000 manuscrits grecs. Pour identifier les plus importants, il est indispensable de tous les examiner. Pourtant, un catalogue exhaustif de ces manuscrits n’a été établi qu’en 1963, et leur étude est encore à ses débuts. Il en va de même pour l’évaluation des traductions médiévales en arabe et en latin, qui reposent souvent sur des manuscrits grecs aujourd’hui perdus. C’est pourquoi j’ai pris part au projet en cours visant à établir des éditions fiables des œuvres aristotéliciennes.

Le cas d’Empédocle, philosophe-poète présocratique du Ve siècle avant J.-C., est très différent, mais tout aussi fascinant. Ses deux poèmes philosophiques, Purifications et De la Nature, ont été perdus au Moyen Âge. Jusqu’à récemment, nous ne disposions que d’un nombre considérable de citations issues d’œuvres antiques encore existantes, ainsi que de commentaires de philosophes postérieurs qui résumaient, développaient ou critiquaient ses idées.

Toutefois, ces dernières années, des découvertes exceptionnelles ont révélé des fragments inédits d’Empédocle : deux fragments majeurs d’une édition antique du poème De la Nature. L’un a été découvert à la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg (BNUS) par Alain Martin (Bruxelles) en 1992. L’autre, trente ans plus tard, dans les archives de l’Institut Français d’Archéologie Orientale du Caire (IFAO) par Nathan Carlig (Liège). Les scholies florentines révolutionnaires sur le Calendrier cosmique d’Empédocle, découvertes en 2002 par Marwan Rashed (Sorbonne Université) à la Biblioteca Medicea de Florence.

Depuis le début, j’ai été directement impliqué dans l’édition et l’interprétation de ces découvertes. Mon objectif principal est de redéfinir notre vision d’Empédocle en intégrant toutes les informations désormais disponibles.

En quoi votre travail contribue-t-il aux débats contemporains sur le rôle des études classiques dans l’université moderne ?

O.P. : Les compétences fondamentales des études classiques, en tant que discipline historique, reposent, selon moi, sur une maîtrise fiable de (i) la langue et la littérature grecques et latines, (ii) les manuscrits antiques et médiévaux, (iii) les formes littéraires, (iv) les contextes culturels.

Les chercheuses et chercheurs qui s’efforcent de se former rigoureusement dans ces domaines et qui les exploitent de manière transparente et argumentée semblent bien placés pour gagner le respect et le soutien de collègues ouverts d’esprit issus d’autres disciplines et facultés, y compris des sciences naturelles. Cela est particulièrement vrai lorsque leurs travaux s’avèrent pertinents pour des questions fondamentales dans notre compréhension de la philosophie et de la science antiques.

En revanche, l’utilisation des textes anciens (ou de leurs traductions) comme simple support pour l’application et le développement des tendances contemporaines en critique littéraire ou en théorie culturelle semble avoir un attrait plus limité dans le monde académique actuel.

Que représente pour vous ce doctorat honoris causa de Sorbonne Université ?

O.P. : L’honneur que va m’accorder Sorbonne Université est particulièrement émouvant, car il émane non seulement de l’une des universités les plus prestigieuses au monde, mais aussi d’une institution dont les membres éminents sont des collaborateurs de longue date. J’ai été régulièrement invité à siéger en tant que membre externe de comités et jurys de la Sorbonne, à examiner des thèses doctorales et à superviser des thèses en cotutelle entre Sorbonne Université et mon université à Munich.

Mais au-delà de ces liens institutionnels, j’ai trouvé à Sorbonne Université un collègue et ami, le professeur Marwan Rashed, avec qui je travaille sur un projet ambitieux : une nouvelle édition de la Métaphysique d’Aristote. Cette édition sera la première à s’appuyer à la fois sur tous les manuscrits grecs indépendants connus et sur les traductions médiévales en arabe et en latin. Dans ce contexte personnel et académique, je ne peux imaginer un honneur plus significatif que ce doctorat honorifique.