Michel Talagrand, chez lui, à Puteaux (Hauts-de-Seine), le 21 mars 2024. Crédits : Frédérique PLAS/CNRS IMAGES

Michel Talagrand

Prix Abel de mathématiques

Les maths, plus on en fait plus ça devient facile.

Le scientifique Michel Talagrand, directeur de recherche à l’Institut de mathématiques Jussieu-Paris Rive gauche1, a reçu cette année le prestigieux prix Abel de mathématiques. Décernée par l'Académie norvégienne des sciences et des lettres depuis une vingtaine d’années, cette distinction est, avec la médaille Fields, l'un des plus proches équivalents d’un prix Nobel de mathématiques.  

Les facéties de l’intuition et du hasard peuvent aussi jouer un rôle dans la trajectoire d’un spécialiste des probabilités… Il en va ainsi d’un des résultats dont Michel Talagrand, lauréat du prix Abel 2024 pour ses contributions aux probabilités et à l'analyse fonctionnelle2, est le plus fier. « Vers 1983 […], après avoir fait une grande avancée, j’ai posé des conjectures à l’esbroufe, reconnait-il lors d’un entretien avec CNRS Actu. Il n’y avait pas le moindre indice, ni la moindre méthode pour les aborder, et il se trouve que 30 ans plus tard, toutes ses conjectures ont été résolues ! »

Ce n’est d’ailleurs pas la seule fois dans son existence de mathématicien où les circonstances apparemment désordonnées, sinon défavorables, tournent à son avantage : encore lycéen, il est affecté par une forte perte d’acuité visuelle et, faute de pouvoir s’amuser comme ses camarades, se plonge dans le travail. Son père étant lui-même agrégé de mathématiques, c’est vers cette discipline qu’il se tourne.  Et c’est le déclic : « Les maths, plus on en fait plus ça devient facile », explique-t-il dans un entretien à l’AFP. Il se pique au jeu des problèmes et entreprend des études de maths à la fac de Lyon.

Commensal de Sorbonne Université

Entré au CNRS en 1974, à 22 ans seulement, il intègre l’équipe d’analyse de l’Institut de mathématiques de Jussieu3 installée dans la tour 46 de Sorbonne Université. Il y fera toute sa carrière jusqu’au chantier de désamiantage qui videra les locaux pour plusieurs années, consacrant ses recherches à l’étude des phénomènes aléatoires. "Ses travaux permettent de mieux comprendre comment et pourquoi de nombreux phénomènes sont décrits par la distribution gaussienne, indique un communiqué du CNRS saluant sa récente distinction". Il illustre l’intérêt de cette approche en précisant que le poids des bébés à la naissance, les résultats obtenus par les élèves à l'école et l'âge auquel les athlètes prennent leur retraite sont autant d'événements apparemment aléatoires qui suivent parfaitement la distribution gaussienne. L’académie norvégienne des sciences et des lettres évoque quant à elle des contributions révolutionnaires à la théorie des probabilités et à l’analyse fonctionnelle qui ont eu des applications remarquables en physique mathématique et en statistique.

Physique des matériaux

« J’ai beaucoup fréquenté la bibliothèque de Sorbonne Université dans mes dix dernières années d’activité, confie le chercheur au look de vieux sage hippie. Elle recèle les ouvrages de physique dont j’avais besoin. » Ses recherches les plus récentes portent en effet sur la physique des matériaux. Il s’efforce de donner des bases mathématiques aux travaux des physiciens dans ce domaine.

Quoique bien reconnu par la communauté scientifique – il a reçu une douzaine de distinctions durant sa carrière dont la médaille de bronze du CNRS avant 30 ans -, il reste d’une humilité surprenante. Celui que le président du comité Abel décrit comme un mathématicien exceptionnel, doublé d’un redoutable spécialiste dans la résolution de problèmes doute de lui. « J’ai eu un vide total dans mon cerveau », indique-t-il pour expliquer la surprise que lui a causé l’annonce de son récent prix. Il avoue même souffrir d’un complexe de l’imposteur et se demander encore s’il est vraiment digne de faire partie de ce cercle…

Partager sa passion

« Les mathématiques me donnent des ailes», écrit-il sur son site web, et il s’emploie à faire partager sa passion : il publie des livres, vulgarise ses concepts, encourage les mathématiciens à lui écrire pour discuter ses travaux ou proposer des pistes de solutions. Son ouverture vers la discipline s’étend même au-delà puisqu’il a annoncé la création d’une fondation, à travers laquelle il redistribuera à des mathématiciens méritants, les deux millions d’euros que lui ont rapporté ses deux derniers prix4.  


1 UMR CNRS/Sorbonne Université/Université de Paris
2 et leurs applications à la physique mathématique et aux statistiques
3 Dirigée à l’époque par le Pr Gustave Choquét qui sera son directeur de thèse.  
4 Prix Shaw 2019, doté de 1,2 M$, et prix Abel 2024 doté de 647 k€

Crédits photo : Frédérique PLAS/CNRS IMAGES