Michel Dubois
Sociologue et directeur du GEMASS
Le problème n’est pas tant aujourd’hui de rétablir la confiance de l’opinion publique à l’égard de la recherche académique, que de rétablir celle de la communauté scientifique à l’égard de la société.
Sociologue et directeur de recherche au CNRS, Michel Dubois dirige le Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique de la Sorbonne (GEMASS). Dans cet entretien, il revient sur l’évolution de la recherche en sciences sociales, l’importance des collaborations interdisciplinaires et les enjeux actuels de la relation entre science et société.
Quels souvenirs gardez-vous de votre parcours de formation ?
Michel Dubois : L’évocation de mes années d’initiation à l’étude du social nous ramènent dans les années 1990, dans un paysage institutionnel et intellectuel assez différent de ce qu’il est aujourd’hui. La génération de mes professeurs, trop jeune pour avoir pu contribuer à la refondation académique de la sociologie après la Seconde Guerre mondiale, a néanmoins marqué durablement la discipline. Je garde en mémoire leur érudition, leur exigence critique, mais également et surtout leur attachement à la vocation scientifique de la sociologie.
Depuis beaucoup de choses ont évolué. Nos jeunes collègues ont souvent raison de se plaindre de la fragilisation croissante de l’emploi scientifique. Mais j’observe aussi des tendances plus positives, notamment un accroissement des moyens accordés aux sciences sociales et une forme de décloisonnement. Longtemps resté un mot d’ordre institutionnel, l’interdisciplinarité représente aujourd’hui à Sorbonne Université une réalité qui non seulement prend forme mais participe à renouveler nos démarches de recherche. J’y vois une opportunité pour créer de nouvelles collaborations et identifier de nouvelles questions de recherche.
Vous avez d’ailleurs souvent travaillé en collaboration avec des chercheurs de disciplines variées. Comment ces interactions ont-elles enrichi vos recherches ?
M. D. : Juste avant la crise Covid, j’ai été professeur invité à UCLA à Los Angeles puis à GWU à Washington DC pour codiriger avec un collègue généticien, Éric Vilain, une unité de recherche internationale et interdisciplinaire du CNRS dédiée à l’épigénétique environnementale, un domaine de recherche émergent. Aux États-Unis, bien plus qu’en France, biologistes et sociologues travaillent main dans la main pour développer une approche multi-échelle, de la cellule à la société et de la société à la cellule. Ils s’interrogent sur la manière dont des pratiques ou expériences sociales aussi diverses que l’alimentation, la socialisation, les situations d’adversité sociale entrent littéralement sous la peau. Les outils de la sociologie aident à définir les données pertinentes de l’expérience sociale des individus, leur environnement, tandis que la biologie s’emploie à démontrer leur influence moléculaire.
En sociologie comme pour toute discipline, il faut accepter de sortir régulièrement de sa zone de confort et de ses habitudes. Se frotter aux exigences d’autres domaines, à des modes de travail différents relève d’une forme d'hygiène mentale.
J’ai pris la direction du laboratoire en 2019, et il me semble que dans le périmètre de Sorbonne Université, le GEMASS est de plus en plus perçu pour ce qu’il est, c’est-à-dire un laboratoire dynamique, porteur de projets financés à l’échelle nationale ou internationale et ouvert aux collaborations multidisciplinaires, comme le projet SISP&EAU financé par un programme et équipement prioritaire de recherche (PEPR) sur l'épidémiologie.
Vous développez depuis de nombreuses années différents projets autour des relations sciences et société. Quelles conclusions tirez-vous de ces travaux ?
M. D. : J’ai codirigé la 8e vague de l’enquête nationale Les Français et la science et j’ai intégré récemment le conseil scientifique du Baromètre de l’esprit critique porté par Universcience. Beaucoup de fausses évidences circulent dans l’espace public autour de ces relations, et la sociologie peut avoir un rôle important à jouer pour les corriger. Contrairement aux idées reçues, les enquêtes montrent une confiance élevée et stable des Français envers la recherche académique et un intérêt marqué des 18-34 ans pour les sciences, etc. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problème à résoudre, mais que ces problèmes ne sont pas nécessairement là où l’on pense.
Alors que l’éthique de la recherche et l’intégrité scientifique sont considérées comme deux des piliers sur lesquels repose la confiance du public à l’égard des sciences, il n’existait à ce jour en France aucune enquête permettant de décrire l’état des représentations de la communauté scientifique sur ces sujets. Le GEMASS a pu bénéficier de l’appui de l’Agence nationale de la recherche et de la commission européenne, pour porter deux projets sur ces questions : CovETHOS pour la France et POIESIS à l’échelle européenne.
J’ai été frappé par l’intensité du sentiment de crise du lien de confiance entre science et société qu’expriment nos collègues à travers ces études : près de 9 enquêtés sur 10 dans la dernière vague. Ce sentiment de crise peut avoir des sources légitimes, comme par exemple la perception de pas être suffisamment entendu par les autorités publiques sur des sujets clés. Mais il peut se nourrir d’incompréhension, et c’est ici sans doute que les sciences sociales peuvent avoir un rôle important.
Le problème n’est pas tant aujourd’hui de rétablir la confiance de l’opinion publique à l’égard de la recherche académique, que de rétablir celle de la communauté scientifique à l’égard de la société. Et cela suppose entre autres d’accroître la compréhension des scientifiques à l’égard des mécanismes de diffusion des connaissances comme des produits issus de cette connaissance dans leur environnemental social, culturel et politique.
Comment voyez-vous le rôle du sociologue dans les débats publics ?
M. D. : La question est complexe. Je suis frappé tant par l’omniprésence de la parole sociologique dans l’espace public que par son crédit très limité dans l’opinion. Dans la dernière édition du Baromètre de l’esprit critique, j’ai suggéré d’ajouter une question sur le degré de scientificité perçue des disciplines. Et les résultats sont édifiants : la sociologie n’est perçue comme scientifique que par un tiers des enquêtés, avec de très fortes variations en fonction de l’auto-positionnement idéologique des répondants. Lorsque l’on connaît la qualité des travaux publiés à la Revue française de sociologie comme dans les grandes revues internationales, on se dit que la marge de progression est très importante pour faire reconnaître la qualité scientifique de la sociologie. Mais encore faut-il que la communauté sociologique s’accorde autour de cet objectif. Il y a quelques années, des collègues ont proposé de décrire cette communauté dans les termes d’une « communauté émotive » porté par un impératif plus moral que scientifique. C’est un diagnostic critique intéressant, mais très partiel. Comme directeur de revue, ou membre de comité d’évaluation ou de recrutement, je perçois chez beaucoup de jeunes collègues un sens aigu de l’ethos scientifique qu’il nous revient d’entendre et cultiver.
Comment gérer les tensions entre objectivité scientifique et liberté académique?
M. D. : La question de l’engagement public traditionnellement associée aux sciences sociales, et à la sociologie en particulier, se pose aujourd’hui pour l’ensemble des disciplines. Il suffit de lire les tribunes de nos collègues climatologues ou de voir la réflexion collective et institutionnelle intense qui existe sur le sujet. Si la liberté académique donne la possibilité à un chercheur de s’engager sur tel ou tel sujet, il lui revient de situer son point de vue, de dire d’où il parle, et d’asseoir son engagement sur des connaissances robustes, sans jamais chercher à s’exempter des exigences classiques d’intégrité et de rigueur applicables à la production de connaissances fiables. La crise Covid a montré que cette double exigence n’était pas toujours facile à satisfaire.
Comment les grandes questions sociétales actuelles vont-elles redéfinir les priorités de recherche en sociologie ?
M. D. : Le changement climatique, la diffusion des outils de l’intelligence artificielle, les crises sanitaires sont autant d’occasion de réfléchir aux transformations nécessaires de la recherche scientifique. Ces sujets débordent les cadres disciplinaires traditionnels, et sont donc autant d’invitations à nous déplacer aux frontières.
A Sorbonne Université, j’observe avec beaucoup d’intérêt les nombreuses initiatives multidisciplinaires qui se développent dans ce sens ainsi que l’intérêt croissant pour la relation science-société. J’ai notamment intégré le conseil scientifique d’un des axes du projet SOUND (SOrbonne Université for a New Deal). Porté par mon collègue Pierre-Marie Chauvin, il a pour objectif de développer les orientations scientifiques de l'Alliance Sorbonne Université autour des grands enjeux d'un monde en mutation, et de mieux partager nos savoirs et expertises avec la société.
Propos recueillis par Justine Mathieu