Karine Abiven
Maîtresse de conférences en langue française et analyse du discours
J’aime étudier des discours en prise sur l’actualité
À la frontière de plusieurs disciplines, Karine Abiven se sert du langage pour mieux comprendre le monde. Cette enquêtrice des récits passés et contemporains aime comprendre ce que les récits disent de nous et d’une époque. Si la France du XVIIe siècle reste son domaine de prédilection, elle vient de publier un ouvrage sur les récits de transfuges de classe avec la chercheuse Laélia Véron.
Qu’est-ce que le langage dit de nous ? Que nous apprend-il d’un lieu ou d’une époque ? C’est à ce type de questions que s’intéresse Karine Abiven. Cette maîtresse de conférence en langue française à la faculté des Lettres de Sorbonne Université est spécialisée en analyse du discours, une « linguistique appliquée à la littérature et aussi à des discours ordinaires », précise-t-elle. Membre du laboratoire Sens Texte Informatique Histoire (STIH), elle est l’autrice de nombreux ouvrages scientifiques et à destination du grand public.
Une spécialisation au carrefour des disciplines
À la suite d’un parcours en lettres modernes qui la conduit jusqu’à l’agrégation en 2005, Karine Abiven se tourne vers la linguistique et la recherche. « Je m’intéresse à la fonction sociale du récit. Comment les locuteurs s’en emparent pour structurer leur propre histoire », raconte la quadragénaire à la terrasse d’un café à proximité de La Sorbonne. En 2008, elle commence une thèse sur l’anecdote à partir des écrits de Tallemant des Réaux, auteur d’un manuscrit qui met en représentation la société du XVIIe siècle, parfois dans ce qu’elle a de plus violent.
Après sa soutenance en 2012, elle est recrutée l’année suivante en tant que maîtresse de conférences à l’UFR de langue française de Sorbonne Université. Une aubaine pour la jeune chercheuse, originaire de Bretagne, dans un métier qu’elle décrit comme une « niche, où on est très spécialisé ». Depuis 2018, elle poursuit son exploration des récits dits « mineurs » au siècle de Louis XIV à travers le projet Autonomaz, qui a pour objectif de documenter les mazarinades, des pamphlets visant des personnalités politiques pendant La Fronde (1648-1653). « J’analyse des discours de communication ou des textes littéraires et j’étudie souvent des discours plus contemporains. Mais cela reste des écrits politiques », explique l’universitaire.
« Je ne fais pas de la linguistique théorique »
Si elle se définit comme une « historienne de l’écrit », ou une « détective du passé », Karine Abiven reste pourtant en prise avec son temps. « Je m’intéresse aux manières de mettre en discours les formes de la domination. Et comment les discours dominants représentent les dominés. C’est quelque chose qui m’intéresse de manière transversale par rapport aux époques. J’aime étudier des discours en prise sur l’actualité », affirme-t-elle.
Pour cette dernière, la linguistique est un outil qui permet de mieux comprendre le monde qui l’entoure. « Ce qui m’intéresse, c'est de déceler les impensés, ce qui est véhiculé par la langue ou le discours sans que les locuteurs soient forcément conscients. Quand le langage est ancré sur le social et qu’il le construit. Je ne fais pas de la linguistique théorique », poursuit la chercheuse.
Dialoguer avec le passé
Avec la linguiste Laélia Véron, elle a cosigné l’ouvrage Trahir et venger : paradoxe des récits de transfuge de classe, publié aux éditions La Découverte. Dans ce livre, plébiscité par la critique, les deux chercheuses interrogent le succès médiatique des récits de personnes ayant connu une mobilité sociale ascendante, comme les écrivains Nicolas Mathieu ou Édouard Louis. « Il y a un pouvoir d’identification autour des récits de transfuge. Ça parle peut-être de malaise contemporain face à la mobilité sociale réelle, plus que de politique », explique Karine Abiven.
Dans un corpus comprenant de nombreux ouvrages, elles relèvent l’ambivalence du sentiment de trahison de la part de certains auteurs et autrices, qui, en changeant de classe sociale, adoptent d’autres valeurs et un autre discours. « On va retrouver des termes comme "il faut s’adapter", "quand on veut, on peut". Des choses qui sont aussi diffusées par le développement personnel », détaille la chercheuse.
D’ici peu, elle soutiendra son mémoire sur la chanson politique pendant La Fronde en vue d’obtenir son habilitation à diriger des recherches : « Je vais retourner à mes vieilleries. Je suis bien dans mes archives et mes bibliothèques », assure Karine Abiven, pour qui il faut continuer à dialoguer avec les textes du passé. « Si on ne pose pas aux textes du passé les questions du présent, il finira par ne plus jamais nous parler. »