
Jean-Jacques Muyembe-Tamfum
Co-découvreur du virus Ebola
Figure incontournable de la lutte contre les épidémies, Jean-Jacques Muyembe-Tamfum est mondialement reconnu pour la co-découverte du virus Ebola et ses recherches pionnières sur les pathogènes émergents. À l’occasion de la cérémonie des Docteurs Honoris Causa 2025, Sorbonne Université rend hommage à l'engagement scientifique exceptionnel de celui qui est aujourd'hui directeur général de l’Institut national de recherche biomédicale (INRB) de la République démocratique du Congo.
Que représente pour vous cette distinction de Docteur Honoris Causa décernée par Sorbonne Université, et comment percevez-vous la reconnaissance de votre travail à l’échelle académique et scientifique internationale ?
Jean-Jacques Muyembe-Tamfum : Sorbonne Université est une institution prestigieuse, mondialement reconnue. Recevoir d’elle le titre de Docteur Honoris Causa est un immense honneur. Les travaux des scientifiques africains sont souvent méconnus, et cette distinction contribue à leur visibilité.
Je l’accepte avec humilité car elle valide mes contributions académiques et scientifiques. Après mon doctorat en médecine, j’ai gravi les échelons jusqu’à devenir professeur émérite et doyen de la faculté de Médecine de Kinshasa à deux reprises. J’ai formé plusieurs générations de médecins et encadré des chercheurs en République Démocratique du Congo (RDC) aujourd’hui reconnus à travers le monde.
Sur le plan scientifique, j’ai entrepris un grand nombre de travaux de recherche dans le domaine des maladies infectieuses, spécialement en virologie. Ma carrière a été marquée par la codécouverte du virus Ebola avec le professeur P. Piot et les recherches qui ont abouti à un traitement efficace contre ce fléau meurtrier. Je suis fier d’avoir écrit, avec mes collaborateurs, quelques-unes des plus belles pages de la recherche biomédicale sur les pathogènes émergents (Ebola, mpox et autres) et légué à la communauté scientifique mondiale des avancées majeures et des outils précieux pour repousser les limites de la science.
J’ai toujours placé le bien-être de l’humanité au cœur de mes actions, sans attendre de reconnaissance. Cette distinction me va droit au cœur car elle témoigne de l’appréciation du monde académique et scientifique pour mon travail qui est l’œuvre de toute ma vie.
Sorbonne Université met en avant l’importance de la recherche et de la collaboration scientifique internationale. Selon vous, quels sont aujourd’hui les défis majeurs pour renforcer la coopération entre les institutions africaines et européennes dans la lutte contre les maladies infectieuses ?
J.-J. M.-T. : Les défis sont multiples. D’abord, l’autonomie de base dans les financements de la recherche. Le déficit en financement est fortement ressenti en Afrique, où la plupart des institutions ne reçoivent pas de subventions gouvernementales et dépendent largement de partenaires européens, américains ou asiatiques, aux priorités parfois différentes.
Ensuite, il faut créer une masse critique de chercheurs capables de mobiliser des financements importants grâce à une approche multisectorielle et multilatérale. Un environnement de travail attractif est également essentiel pour limiter les risques de la fuite des cerveaux.
L’investissement, l’appropriation et la perpétuation par les gouvernements nationaux ou supranationaux des acquis de la recherche sont cruciaux. La création de pôles d’intérêts communs aux pays et régions permettrait de stimuler et consolider la coopération à tous les niveaux.
La durabilité des projets est un autre enjeu clé. Beaucoup de collaborations européennes sont limitées dans le temps, ce qui freine le renforcement des capacités et le rayonnement scientifique des institutions africaines. L’inégalité des capacités institutionnelles est également un problème : souvent, les institutions africaines manquent de ressources humaines (expertise scientifique) et matérielles (équipements), les cantonnant au rôle de collecteurs d’échantillons pendant que les analyses et publications se font en Occident.
Enfin, il existe une divergence de priorités entre les institutions africaines et européennes. Les maladies infectieuses, majoritairement vécues dans les pays en développement africains, doivent être mieux intégrées dans les agendas des partenaires européens, notamment en intégrant les sciences sociales dans la riposte aux épidémies.
Vous êtes mondialement reconnu pour votre rôle dans la découverte du virus Ebola et vos contributions majeures à la lutte contre les épidémies en Afrique. Avec le recul, quels ont été, selon vous, les moments clés de votre carrière qui ont façonné votre engagement scientifique et médical ?
J.-J. M.-T. : Les moments clés de ma carrière peuvent se résumer de la façon suivante :
- La découverte du virus Ebola en 1976
Une mystérieuse maladie se déclare à Yambuku (RDC, alors Zaïre). Premier scientifique à me rendre sur place, j’examine les malades et prélève des échantillons de sang et de foie dans des conditions rudimentaires, sans gants ni vêtement de protection. Ma survie relève du miracle, ainsi que celle des techniciens qui effectuent les analyses dans les conditions basiques de notre laboratoire à l’université.
Ces analyses excluent le paludisme, la fièvre typhoïde et la fièvre jaune, nous poussant à solliciter l’Institut de médecine tropicale (IMT) pour approfondir le diagnostic de cette maladie restée meurtrière et mystérieuse pendant des mois. Cette coopération Nord-Sud aboutit à la découverte du virus Ebola, qui rejoint le virus de Marburg, isolé en 1967, dans la nouvelle famille des Filoviridae.
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Une étude observationnelle sur la sérothérapie ravive l’espoir en 1995
Lors de l’épidémie de Kikwit, ville de 400 000 habitants au sud de Kinshasa, je décide de coordonner la riposte des experts internationaux (dont l'OMS, l'IMT, Médecins Sans Frontières, etc.) et nationaux (dont l'Université de Kinshasa et des ONG congolaises), étant donné que je parle la langue locale, connais les autorités politico-administratives et religieuses et ai l’expérience de l’épidémie de Yambuku en 1976. C’est un défi à l'époque qu’un national dirige une équipe internationale d’experts de haut niveau.
Prise de compassion, l'équipe congolaise traite huit malades à l'aide de transfusion du sang de survivants d'Ebola. Sept survivent. Une lueur d’espoir nait, mais l’étude ne fait pas l'unanimité en raison de la taille réduite de l’échantillon et de l’absence de groupe témoin, empêchant sa réitération lors des épidémies suivantes.
Loin de me décourager, je reste convaincu du pouvoir neutralisant des anticorps anti-Ebola (sérothérapie) pour protéger les patients infectés.
- Le développement de l’anticorps monoclonal mAb114 en 2006
Le Vaccine Research Center (NIH/USA) et l'Institut national de recherche biomédicale (INRB) que je dirige développent un anticorps monoclonal à partir du sang d’un survivant de Kikwit. Cet anticorps mAb114 neutralise le virus Ebola à 100 % chez les primates non humains ayant reçu des doses létales du virus. En 2018, lors de la 10e épidémie d’Ebola qui frappe l’Est du pays, un essai clinique randomisé prouve son efficacité chez les malades atteints de la maladie à virus Ebola (MVE). En 2020, la Food and Drug Administration (FDA/USA) l’approuve sous le nom congolais Ebanga®, comme une des molécules à visée curative de la MVE Zaïre pour adulte et enfant.
Lors de l’épidémie d'Ebola de 2018-2020, les chercheurs de l’INRB, sous l’égide de l’OMS, évaluent l’efficacité et l’innocuité de deux vaccins : le rVSV-ZEBOV-GP (Merck), administré en dose unique aux contacts et au personnel soignant de première ligne dans les foyers épidémiques, et le Ad26.ZEBOV-GP (Johnson & Johnson), un vaccin prophylactique en deux doses pour la population générale et le personnel de santé en dehors des foyers épidémiques.
De la découverte du virus Ebola à la mise au point d’un traitement curatif efficace, il a fallu des années d’endurance et de ténacité. Plusieurs défis sanitaires ont été transformés en opportunité de recherche et de services à l’humanité entière. Ebola est désormais une maladie curable grâce aux anticorps monoclonaux et évitable grâce à la vaccination.
Vous avez été en première ligne face à des crises sanitaires majeures, d’Ebola au Covid-19. A la lumière de votre expérience, quelles leçons devons-nous tirer pour mieux anticiper et gérer les pandémies à venir ?
J.-J. M.-T. : Je partirai de mon vécu de ces deux épidémies pour tirer des leçons. La MVE est peu connue du personnel soignant et survient généralement par surprise dans des zones reculées dépourvues d’infrastructures médicales convenables. Résultat : l’épidémie se déclare là où personne ne l’attend, et le personnel hospitalier ne prend pas les mesures adéquates pour se protéger contre d'éventuelles contaminations ce qui aboutit à des infections nosocomiales comme des flambées de cas de fièvres hémorragiques parmi le personnel hospitalier. L’alerte est alors donnée trop tard, retardant souvent la riposte. C’est ce qui s’est produit à Kikwit en 1995 : le cas index serait tombé malade en janvier, mais l’épidémie n’a été officiellement déclarée qu’en mai, laissant au virus le temps de se propager dans la communauté et dans les institutions de soins.
En revanche, la pandémie de Covid-19 n’était pas une surprise. Dès son apparition en Chine et son extension en Europe, nous savions qu’elle frapperait l’Afrique de plein fouet via les voyageurs, comme un tsunami dévastant tout sur son passage. Dès février 2020, nous avons envoyé une équipe de l’INRB à l’Institut Pasteur de Dakar et à l’Institut national des maladies transmissibles (NICD) en Afrique du Sud pour se former aux techniques de diagnostic moléculaire du Covid-19. Elle a rapporté du matériel de protection et des amorces pour les analyses moléculaires. Par ailleurs, l’INRB disposait déjà d’un laboratoire de surveillance sentinelle de la grippe équipé en matériel PCR.
Pour la riposte proprement dite, nous avons fait venir à Kinshasa notre équipe multidisciplinaire qui venait de gérer l’épidémie d’Ebola à l’Est du pays. Grâce à cette préparation, lorsque le premier cas fut diagnostiqué le 10 mars 2020, une équipe opérationnelle était déjà en place et le tsunami tant redouté a été transformé en une simple tempête tropicale avec une morbidité et une mortalité moindre par rapport à l’Europe.
Enfin, à l’instar d’autres gouvernements dans le monde, le gouvernement congolais a sollicité mon expertise pour coordonner les ripostes de la MVE et du Covid-19, alors que le pays faisait face à trois épidémies d’Ebola en parallèle de la pandémie.
Pour résumer, la préparation pour la riposte aux futures épidémies et pandémies repose nécessairement sur la maitrise des innovations technologiques en matière de diagnostic, de thérapeutiques et de vaccins dans une approche multidisciplinaire.