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L'IA dans l'éducation : entre opportunités et défis
Entretien avec Céline Gainet
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Céline Gainet, enseignante-chercheuse à Sorbonne Université, partage ses réflexions sur l'articulation entre l'intelligence artificielle (IA) et l'éducation. De l'école primaire à l'université, elle souligne l'importance d'une approche équilibrée et alerte sur les risques potentiels
Quels sont les risques d’une utilisation excessive de l'IA dans l'éducation ?
C. G. : La sensibilisation aux risques liés à ces technologies est essentielle. Beaucoup d’étudiants sont sensibles aux enjeux environnementaux, comme la question des voyages en avion. Cependant, ils ne réalisent pas toujours que l’utilisation intensive d’outils comme ChatGPT peut avoir un impact environnemental significatif, avec des émissions de CO2 non négligeables.
Plus grave encore, le danger cognitif. On ne doit pas arriver à une situation où, comme avec les GPS, les individus délèguent complètement leurs capacités cognitives à un outil. Si on cesse d’utiliser certaines zones de notre cerveau, comme celles dédiées à l’orientation spatiale, les circuits neuronaux correspondants s’affaiblissent. Cela pose la question de savoir jusqu’où déléguer ce type de compétences à ChatGPT.
Par ailleurs, il faut éviter de tomber dans la croyance selon laquelle ChatGPT serait systématiquement meilleur que nous. Cela devient très risqué si on ne challenge plus ce qu’il propose. D’autant plus que l’on ignore souvent l’algorithme utilisé, les sources ou la provenance des réponses et le fait que l’outil génère des hallucinations, des erreurs, et même invente des références.
Si les étudiants commencent à penser que ChatGPT fait mieux qu’eux, cela diminue leur valeur intrinsèque et les empêche de développer leur esprit critique. Certains étudiants rendent déjà des devoirs rédigés intégralement par ChatGPT. Quand je leur explique que ces réponses sont creuses et manquent de profondeur, ils me répondent : "Oui, mais c’est tellement bien écrit." C’est là que réside le défi : leur apprendre à dépasser la surface pour chercher un contenu original et pertinent. Leur expérience humaine et leur sensibilité resteront toujours supérieures à ce que peut proposer l’IA.
Apprendre à se faire confiance et accepter que ce que l’on fait soi-même puisse être suffisant, voire très bien, est essentiel.
Comment voyez-vous l'intégration de l'IA dans l'éducation ?
C. G. : Son intégration dans l’éducation doit être progressive, en commençant par l’accompagnement des élèves pour comprendre ses mécanismes, puis en apprenant à challenger ses réponses, à vérifier les sources et à extraire uniquement les éléments pertinents.
Son entrée dans l’éducation doit donc se faire tardivement, progressivement et de façon encadrée. Avant tout, il est crucial de développer les capacités cognitives humaines sans aucune intervention de l’IA. Aucun algorithme ne pourra jamais remplacer le rapport humain fondamental entre un enseignant et un élève ni transmettre les nuances de notre humanité.
Selon vous, l’éducation à l’IA repose sur une base fondamentale : former d’abord le cerveau.
C. G. : Absolument. Comment espérer renforcer nos facultés de réflexion et de créativité si nous nous contentons de solliciter une machine pour répondre à notre place ? L’apprentissage doit avant tout reposer sur la confiance en soi, la mobilisation du savoir et l’effort intellectuel. Or, aujourd’hui, même les étudiants, pourtant déjà jeunes adultes, délèguent leur réflexion à l’IA, acceptant passivement ses réponses sans les remettre en question. Leur esprit critique s’atrophie, et leur capacité à construire une pensée autonome s’efface progressivement.
Ce phénomène est particulièrement alarmant lors des évaluations : démunis sans leur assistance numérique, de nombreux étudiants se retrouvent incapables de produire une réflexion construite, paniqués à l’idée de ne pas disposer d’une réponse immédiate. Sans entraînement à la réflexion autonome et sans l’habitude du travail personnel, ils peinent à acquérir des compétences essentielles à leur vie professionnelle et personnelle. Comment prétendre former des citoyens capables de discuter, de débattre et de prendre des décisions éclairées s’ils ne développent pas leur capacité d’analyse et de jugement critique ?
Avant d’utiliser l’IA, il faut donc d’abord apprendre à réfléchir par soi-même, à structurer ses idées, à se poser les bonnes questions et à développer un raisonnement sans support numérique. Pour définir une problématique, par exemple, il est souvent préférable de s’éloigner des écrans afin de favoriser une pensée plus claire et plus approfondie.
Par ailleurs, pour apprendre, nous avons besoin d’observer, d’écouter, de nous poser des questions. Le cerveau a besoin de temps pour structurer sa pensée, et cela ne se fait pas à la vitesse des écrans, mais celui de la main qui écrit. De nombreuses études documentent ces mécanismes. Il est important d’y revenir.
Il est important également de former les élèves à son usage, n'est-ce pas ?
Il faudrait intégrer l’apprentissage de l’IA comme on le fait pour la dissertation dans le système scolaire français. Il s’agirait, notamment de faire comprendre aux élèves et étudiants comment fonctionnent ces IA, quels sont leurs potentiels et leurs limites, et de mieux identifier les biais dans les données utilisées. Cet apprentissage contribuerait également à réduire les inégalités entre les étudiants. En effet, l'inégalité face à l’IA ne réside pas tant dans l'accès aux outils que dans la capacité à les critiquer, à se faire confiance, et à savoir les utiliser efficacement.
En formant les étudiants à utiliser l’IA comme un outil et à cultiver leur esprit critique, on déconstruit l’idée selon laquelle la machine serait une sorte de divinité omnisciente. Par exemple, écrire soi-même un texte avant de demander à ChatGPT de l’améliorer est une démarche très différente que de lui poser une question et d’attendre la réponse sans effort préalable. Il est essentiel de continuer à préserver notre créativité et notre sens critique car c'est précisément ce qui fait notre humanité.
L’utilisation de l’IA soulève aussi la question de l’addiction aux écrans, n'est-ce pas ?
Oui, de nombreux pédiatres et psychologues sont débordés par des consultations sur ce sujet, avec des délais d’attente de parfois un an. Cette addiction aux écrans touche des besoins fondamentaux comme le sommeil. Cela affecte le fonctionnement du cerveau et crée un cercle vicieux : fatigué, on a plus de mal à se concentrer, à réfléchir et on se tourne encore davantage vers des outils comme ChatGPT pour compenser notre difficulté à structurer notre pensée.
C’est pourquoi il est essentiel de repousser l’introduction des écrans autant que possible, surtout chez les jeunes. Dans le cadre de l’éducation numérique raisonnée, il est recommandé de ne pas donner accès au portable avant l’âge de 15 ans afin de laisser le cerveau se développer pleinement et permettre aux enfants d’apprendre à raisonner par eux-mêmes. Mais même sans téléphone, les enfants sont déjà exposés à l’IA de manière indirecte, par exemple, à travers le comportement de leurs parents. Cette addiction pose un défi pour nous, adultes, car beaucoup d’entre nous avons des comportements addictifs avec nos portables, et nous les transmettons inconsciemment à nos enfants.
En tant qu’enseignants vous êtes aussi challengés par le numérique ?
C. G. : Oui, les écrans et des outils comme ChatGPT captent l’attention par leur rapidité et leur aspect ludique. Les enfants – et même les adultes – s’habituent au "zapping" constant, alors que les cours nécessitent une longue concentration. Une petite vidéo avec des effets spéciaux est toujours plus attrayante qu’un cours classique.
Plus globalement, je pense qu’en tant qu’enseignants, nous devons nous former à l’IA pour accompagner au mieux les jeunes sur cette évolution et parvenir à intégrer l’IA dans nos pratiques tout en cultivant ce recul critique indispensable.
L'IA apporte-t-elle néanmoins des aspects positifs dans l'éducation ?
L’IA offre un accès à une richesse de connaissances immense, à condition d’apprendre à l’utiliser intelligemment. Son intégration dans l’éducation doit être progressive et encadrée, sans jamais oublié qu'aucun algorithme ne pourra jamais transmettre les nuances de notre humanité. Lorsque nous introduisons les élèves à l’IA il faut être avec eux pour les aider à comprendre ses mécanismes, puis à apprendre à challenger ses réponses, à vérifier les sources et à extraire uniquement les éléments pertinents. L’IA étant présente partout aujourd’hui, il est aussi à mon sens essentiel de former tous les étudiants et enseignants à la compréhension critique de l’IA, afin d’en maîtriser les limites et d’en faire un outil utile plutôt qu’un substitut à la réflexion humaine.