S'inspirer de la nature : la biomimétique au service de l'innovation durable
Ayla Kiser est une experte en biomimétique et professeure associée invitée Sorbonne Université, où elle anime chaque année un atelier pour les étudiantes et étudiants du master en biologie moléculaire et cellulaire. Dans cet entretien, la chercheuse explique comment s’inspirer de la nature peut profondément transformer notre approche de l’innovation et de la durabilité.
Pouvez-vous nous parler de l’atelier que vous animez à Sorbonne Université ?
Ayla Kiser : Depuis 2019, je propose un atelier annuel sur la biomimétique. J’aimerais qu’il soit proposé plus souvent, car je suis convaincue que la biomimétique doit jouer un rôle dans notre avenir. La biomimétique consiste à résoudre les défis auxquels notre société est confrontée en apprenant des mécanismes et des stratégies déjà perfectionnés par la nature. La vie existe sur Terre depuis 3,8 milliards d’années, donc la nature a eu beaucoup de temps pour développer des solutions efficaces et résilientes. Les réponses à de nombreux défis actuels – comme le changement climatique, la pollution ou la rareté des ressources – se trouvent déjà dans la nature.
L’atelier que j’anime est interactif : il inclut des jeux de groupe et un miniprojet grâce auxquels les étudiantes et étudiants découvrent les fondamentaux, les avantages et le processus de base de la biomimétique.
Comment vous êtes-vous intéressée à la biomimétique ?
A.K. : Honnêtement, je ne me souviens pas exactement du moment où j’ai entendu le terme « biomimétique » pour la première fois. Mais dès que j’ai compris ce que c’était, cela a été une évidence. Pendant mes études en ingénierie environnementale, j’enseignais certains cours, et je faisais en sorte de parler de biomimétique à mes étudiantes et étudiants. Je voyais leurs yeux s’illuminer lorsque j’expliquais le concept. Cela leur paraissait tellement intuitif, tout comme à moi. Je veux dire, pourquoi ne pas apprendre de la nature ? Elle résout des problèmes depuis des milliards d’années !
La biomimétique est-elle un nouveau concept ?
A.K. : Beaucoup de cultures autochtones sont restées profondément connectées à la nature, vivant en harmonie avec les cycles saisonniers et utilisant des matériaux locaux de manière incroyablement durable. Je pense que nous avons perdu une grande partie de cette sagesse, surtout dans les sociétés occidentales depuis la Révolution industrielle.
En Europe, Léonard de Vinci et Antoni Gaudí ont été profondément inspirés par la nature. Aux États-Unis, dans les années 1950, Otto Schmitt a inventé le terme « biomimétique » après avoir développé un circuit électronique inspiré du système nerveux des calmars. La biomimétique n’est donc pas un concept nouveau, mais la plupart des gens aujourd’hui ne savent pas ce que c’est.
Pourriez-vous partager un exemple réussi de biomimétique ?
A.K. : Bien sûr ! L’un des exemples classiques – que tout professionnel de la biomimétique connaît – est le Velcro. C’est un ingénieur, Georges de Mestral, qui a remarqué comment des bardanes s’accrochaient aux poils de son chien pendant une randonnée. Il a examiné une bardane au microscope et a vu de petits crochets qui s’attachaient aux boucles des poils. Il a passé dix ans à développer sa découverte en un produit, et aujourd’hui, nous avons le Velcro !
Un autre exemple fascinant vient d’une entreprise parisienne appelée Tissium (anciennement Gecko Biomedical). Ils ont créé un adhésif chirurgical biodégradable inspiré du ver sabellaria. Ces vers vivent dans des zones intertidales (l’estran) et construisent leurs maisons en collant des grains de sable ensemble à l’aide d’un adhésif spécial qui fonctionne sous l’eau. En étudiant ces vers, les chercheurs ont développé une substance adhésive capable de réparer efficacement des défauts du cœur et des vaisseaux sanguins dans des environnements dynamiques et humides.
Quelle a été votre expérience avec la biomimétique dans le secteur industriel ?
A.K. : J’ai travaillé dans le secteur des biens de consommation chez Johnson & Johnson, où j’ai utilisé la biomimétique pour concevoir de nouveaux produits ou améliorer les solutions existantes dans les domaines de la santé de la peau, des soins pour bébés, des soins bucco-dentaires, du bien-être et du développement durable. La biomimétique nous a vraiment aidés à penser différemment aux problèmes que nous affrontions. Nous pouvions concevoir plus de solutions, plus rapidement. Mes collègues se sentaient aussi plus inspirés, plus créatifs et plus connectés à la nature. Cela s’est ressenti sur leur bien-être au travail.
Vous avez évoqué que les solutions inspirées par la nature semblent intuitives pour les étudiantes et étudiants. Pensez-vous que cette connexion à la nature puisse être encore plus profonde, peut-être d’ordre émotionnel ?
A.K. : Absolument. Se reconnecter à la nature dépasse largement l’aspect pratique. Quand je m’immerge dans un environnement naturel, je ressens un profond réconfort et un sentiment d’appartenance. Cela vient sans doute du fait que, en tant qu’êtres humains, nous faisons partie intégrante de la nature.
Pendant la majeure partie de notre histoire, nous avons entretenu un lien direct avec elle. D’ailleurs, la théorie de la biophilie suggère que nous sommes génétiquement programmés pour trouver du réconfort et de la beauté dans la nature. Bien sûr, la nature peut comporter des dangers, mais nous sommes globalement câblés pour y être connectés. Je pense que notre éloignement progressif des environnements naturels a eu un impact significatif sur nous, en tant qu’êtres humains.
Comment la biomimétique peut-elle transformer notre approche de la conception durable ?
A.K. : La biomimétique nous montre que productivité et durabilité ne sont pas incompatibles. Dans la nature, nous voyons l’innovation durable dans sa forme la plus pure. Les écosystèmes sont incroyablement productifs et se régénèrent continuellement : ils capturent le dioxyde de carbone, produisent de l’oxygène, gèrent l’eau, biodégradent et recyclent tout. Ils remplissent de nombreuses autres fonctions.
L’entreprise Newlight Technologies par exemple fait un travail incroyable dans ce domaine. Inspirée par des microorganismes océaniques qui transforment le CO₂ en substances utiles, cette entreprise fabrique des plastiques biodégradables en utilisant le CO₂ comme matière première. Ils résolvent non seulement le problème de la pollution due aux plastiques non biodégradables, mais ils séquestrent également du CO₂. On passe de « Comment pouvons-nous faire moins de mal ? » à « Comment pouvons-nous faire plus de bien ? ».
Selon vous, la biomimétique pourrait-elle s'imposer comme une voie professionnelle majeure ?
A.K. : La biomimétique en est encore à ses débuts, mais l’intérêt grandit. De plus en plus d’entreprises voient son potentiel, et de nombreuses études montrent qu’elle peut produire des solutions concrètes. J’espère que les entreprises commenceront à embaucher des stagiaires et des consultants pour explorer des approches biomimétiques. Mon rêve est que davantage d’étudiantes et d’étudiants découvrent ce concept afin qu’ils entrent dans leurs domaines avec cet ensemble d’outils inspirés de la nature à leur disposition.
Quelle place attribuez-vous à la biomimétique dans le futur ?
A.K. : J’espère que la biomimétique trouvera sa place dans toutes les grandes industries. Nous devons inclure la nature dans le processus de conception lorsque nous essayons de résoudre des problèmes. Si nous ne regardons que les solutions créées par l’être humain, nous passons à côté d’une immense source de savoir. La biomimétique doit faire partie de notre approche pour relever les grands défis contemporains, comme le changement climatique et la perte de biodiversité. Elle a un potentiel énorme pour nous aider à devenir plus innovants tout en restant durables. Et surtout, la biomimétique nous donne un espoir bien nécessaire, car les solutions dont nous avons besoin existent déjà dans la nature.