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"Qui a hacké Garoutzia ?" : quand l'intelligence artificielle monte sur les planches

A l’heure où l'intelligence artificielle s'immisce de plus en plus dans notre quotidien, une pièce de théâtre vient bousculer nos certitudes. Véritable questionnement sur l’avenir de notre rapport aux machines, Qui a hacké Garoutzia ? est une tragicomédie en quatre actes co-écrite par trois chercheurs en informatique : Laurence Devillers, Serge Abiteboul et Gilles Dowek. Elle plonge les spectateurs dans une enquête policière où Garoutzia, un chatbot domestique, se retrouve au centre d’une intrigue autour de la mémoire artificielle, du hacking et des émotions humaines.

Laurence Devillers

Voix incontournable du domaine de l’interaction humain-machine, notamment à travers ses travaux sur les robots sociaux et émotionnels, Laurence Devillers est professeure en Intelligence Artificielle à Sorbonne Université. Elle est également impliquée dans plusieurs comités éthiques nationaux et internationaux sur le numérique et l’IA. Elle a écrit des ouvrages pour démystifier l’IA et la robotique et parler des impacts sociétaux de ces objets dans notre quotidien : Des robots et des hommes : mythes, fantasmes et réalité en 2017, Les robots émotionnels : santé, sécurité et sexualité… et l’éthique dans tout cela en 2020 (qui a reçu le Grand Prix Vudailleurs.com en 2022) et le manifeste Vague IA à l’Elysée en 2022 aux éditions de l’Observatoire.

Genèse

La chercheuse Laurence Devillers, professeure à Sorbonne Université en intelligence artificielle, s’investit depuis des années sur les questions d’éthique liées à ces nouvelles technologies. L'idée de cette pièce a germé lors d'une rencontre entre elle, Serge Abiteboul, membre de l'Académie des sciences et expert en bases de données et systèmes d'information, et Gilles Dowek, logicien et directeur de recherche à l’Inria.

« Habitués à côtoyer les commissions nationales sur l'éthique et à rédiger des textes académiques, nous voulions trouver une manière plus engageante de transmettre nos réflexions sur ces sujets complexes, explique Laurence Devillers. Le théâtre s'est alors imposé comme le médium idéal pour toucher un public plus large et inciter les spectateurs à réfléchir à notre rapport aux machines et à la façon dont elles influencent notre comportement. Nous avons écrit cette pièce à six mains dans un véritable travail de co-construction. »

Une intrigue policière mêlant science-fiction et questionnements éthiques

Qui a hacké Garoutzia ? nous plonge dans un futur proche où les chatbots domestiques font partie intégrante de notre quotidien. Garoutzia, l’héroïne de cette pièce, est un agent conversationnel, un « bot » sophistiqué, conçu pour assister ses propriétaires humains. Serviable, efficace et adaptative, elle se retrouve au cœur d'une énigme policière lorsque son nouveau maître est assassiné. Garoutzia, qui ne devrait pas se souvenir des vies de ses anciens propriétaires en vertu des lois robotiques, se retrouve capable de remonter le fil de sa mémoire numérique, dévoilant des souvenirs effacés et des fragments de sa propre évolution. À travers elle, la pièce questionne les limites de la mémoire artificielle : que se passe-t-il quand une machine, dotée d’une capacité illimitée à accumuler des données, commence à ressentir une forme de conscience de soi et des émotions ?

Ce qui semble au départ être une simple comédie policière se transforme rapidement en une réflexion profonde sur les enjeux éthiques liés aux intelligences artificielles. « L'éthique n’est pas seulement une discipline abstraite, c’est un outil de réflexion essentiel pour comprendre comment ces machines influencent nos vies », souligne Laurence Devillers pour qui il est crucial que la société réfléchisse aux lois et aux normes autour de ces objets. Comment les robots apprennent-ils à simuler les émotions humaines sans les ressentir ? L'empathie artificielle peut-elle influencer les actions des humains ? Quel est le rôle et la responsabilité des entreprises qui fabriquent ces robots ? Comment garantir que ces machines ne transgressent pas nos droits à la vie privée ? Comment concilier vie privée et mémoire numérique ? Que deviennent nos données personnelles stockées dans les machines ? Autant de questions que soulève la pièce.

Au fil des actes, les spectateurs sont confrontés à des dilemmes moraux : jusqu’où devons-nous laisser les IA évoluer ? Est-il possible qu’elles développent un jour des émotions, ou bien resteront-elles des simulacres sophistiqués ?

Une mise en scène futuriste

La mise en scène, signée Lisa Bretzner, ajoute une dimension visuelle dramatique à ce texte riche en réflexions. L’utilisation d’un décor futuriste minimaliste et la présence quasi fantomatique de Garoutzia renforcent l’atmosphère d’inquiétante étrangeté de la pièce.

Les chercheurs, la metteuse en scène et les acteurs ont puisé dans les codes du burlesque, du théâtre de Boulevard et du théâtre d’anticipation pour souligner l'aspect parfois absurde de notre relation aux objets connectés. La pièce mêle légèreté et gravité pour aborder des enjeux philosophiques complexes. Le dialogue entre Garoutzia et ses propriétaires, souvent truffé de remarques sarcastiques, permet d’aborder des sujets scientifiques pointus. L’idée est d’offrir une « expérience frontière » : un théâtre à la fois ludique et profondément ancré dans les enjeux contemporains.

Cofinancée notamment par le CNRS, l’Inria et la Société informatique de France, la pièce a déjà séduit le public du Festival Off d’Avignon en 2023, où elle a été accueillie avec enthousiasme. Elle se jouera tous les mardis soirs au théâtre de la Scène parisienne jusqu’au 31 décembre 2024.

Par Justine Mathieu