Que veulent les manifestants en Russie ?
Myriam Desert, Sorbonne Université
Les 23 et 31 janvier 2021, la Russie a connu, sur tout son territoire, des rassemblements importants. Ces manifestations ont généralement été présentées dans les médias occidentaux comme étant le fait de « partisans d’Alexeï Navalny » incarnant l’opposition à Vladimir Poutine.
Or un sondage du centre Levada – un institut non suspect de connivence avec le pouvoir – ne confirme pas la centralité du soutien à Navalny dans la mobilisation récente : ce soutien est resté stable depuis septembre 2020 (juste après son probable empoisonnement), à un niveau relativement faible (20 %) ; qui plus est, le nombre de ceux qui disent avoir une mauvaise opinion de Navalny (56 %) a augmenté (il était de 50 % en septembre).
Un autre chiffre interroge : le pourcentage élevé (plus de 40 %) de primo-manifestants, qui n’appartiennent pas tous à la catégorie des moins de 30 ans.
Qu’est-ce qui a fait descendre dans la rue des personnes qui, jusque là, s’en étaient abstenues ? Il y a bien sûr un phénomène cumulatif : aux difficultés économiques qui accentuent l’injustice et la polarisation sociales s’ajoutent les agissements du pouvoir qui, plus que jamais, se révèle incapable de donner des réponses satisfaisantes aux crises, notamment sanitaire, limite les canaux d’expression de la critique et poursuit de sa vindicte toutes les forces alternatives, qu’il s’agisse de Navalny ou du gouverneur de Khabarovsk.
Mais ce qui retiendra notre attention ici, ce sont les ressorts émotionnels qui cristallisent les causes objectives en motif de protestation active. Cette exploration s’adosse à l’analyse de propos recueillis, pendant les rassemblements, par des journalistes et des chercheurs indépendants. Il est impossible d’en évaluer la représentativité en termes quantitatifs, mais ils ont l’intérêt d’illustrer les chemins particuliers que peut emprunter la mobilisation contre le pouvoir, assez loin des voies attendues de la « politisation ». Ce sont ces propos qui sont cités dans la suite du présent article.
Manifester, un impératif éthique
Ressort essentiel : la dignité bafouée. Le motif n’est pas nouveau, il est manifeste dès les manifestations de l’hiver 2011-2012 suite au jeu de chaises musicales entre Dmitri Medvedev et Vladimir Poutine (« on nous prend pour des idiots ») et aux falsifications constatées lors des législatives de décembre 2011 (« on nous vole nos voix »). Le capital de reconnaissance dévolu à Vladimir Poutine pour avoir « rendu au pays sa dignité » (leitmotiv de ses deux premiers mandats) s’érode quand il bafoue celle des individus-citoyens.
Le reproche de « manque de respect pour son peuple » revient constamment et appelle par exemple, comme motif à la présence dans le rassemblement, un « j’aime mon peuple, je ne veux pas qu’on le berne ».
Notons que le terme utilisé de façon récurrente pour désigner le sentiment suscité par les manquements du pouvoir (obida) n’a pas exactement le même champ sémantique que le terme de « vexation » : il dit l’offense mais aussi l’amertume, la tristesse.
Le bespredel, autrement dit le no limit, qui va croissant dans les pratiques du pouvoir, appelle l’indignation et ses conséquences logiques. Déconsidération du pouvoir : « La façon dont le pouvoir règle ses comptes avec Navalny rappelle les méthodes d’une guerre de gangs ! » Délégitimation : « Ils piétinent la loi et prétendent déclarer nos rassemblements hors la loi ! »
« Trop c’est trop », la coupe de l’impudence du pouvoir déborde et protester devient un devoir : « Le pouvoir ne nous laisse pas le choix, on ne peut pas se taire. »
On descend donc dans la rue pour défendre sa dignité, pour proclamer « on ne peut pas nous traiter comme ça ! » « Il faut démontrer au pouvoir qu’on n’est pas du bétail et montrer à tous qu’on peut lutter. » L’effet d’entraînement joue puisque certains affirment être dans la rue pour soutenir ceux qui ont osé y descendre en premier. Rester chez soi au lieu de se joindre aux rassemblements, c’est « pas joli », c’est « manquer de conscience » (soulignons que le mot utilisé n’est pas celui de la conscience politique mais celui de la conscience morale, sovest’). La patience cesse d’être valorisée comme une vertu et la soumission devient coupable : « La soumission de la victime ne fait que dépraver encore plus le bourreau. » Manifester devient un impératif éthique.
La victoire sur la peur éprouvée, souvent évoquée, est aussi un motif d’affirmation de sa dignité. « Ce n’est pas normal que j’aie peur de risquer d’être frappée parce que je ne suis pas d’accord avec quelque chose, c’est pourquoi je suis ici. » Descendre dans la rue, c’est faire en sorte que la peur change de camp. Beaucoup se réjouissent que le déploiement de forces de l’ordre prouve que le pouvoir a peur et cela suggère qu’il y a plus qu’une boutade dans l’aphorisme ironique, ancien, disant que « la démocratie, c’est quand le pouvoir a peur du peuple ».
Dans la rue, il faut affirmer sa supériorité morale sur le pouvoir. Si pour la première fois on a pu observer à certains endroits une violence contre les forces de l’ordre, la majorité des manifestants s’élèvent contre toute brutalité, y compris des lancers de boules de neige, avec la justification : « Il ne faut pas s’abaisser à leur niveau, s’abandonner à la rage de l’impuissance. » « Nous devons être meilleurs qu’eux parce que nous sommes pour l’avenir, pas pour le passé » (le passé sous-entendu étant celui de « l’insurrection », comme en octobre 1917, qui constitue un contre-modèle).
Loin des formulations politiques, la souveraineté populaire se dit dans l’affirmation de sa dignité morale.
Une mobilisation réparatrice
Rejoindre les rassemblements répare l’amertume évoquée plus haut. On dit « la fierté de ne pas être seul, la fierté pour tous ces gens qui ont l’audace d’être dans la rue, bien qu’on le leur ait interdit ». Honte au pouvoir, gloire aux manifestants !
On dit aussi le plaisir de faire communauté, de ressentir un entre-soi entre « honnêtes gens ». Quand la propagande s’applique à dénoncer l’irresponsabilité des manifestants (accusés entre autres de mettre en danger les « enfants » en les poussant à descendre dans la rue), ces derniers exaltent les qualités de leurs compagnons de déambulation : « De belles personnes, je reviendrai ! »
Le sentiment de constituer un « nous » « nourrit la foi et l’espérance ». L’importance conférée au lien est illustrée par le slogan « un pour tous, tous pour un », affiché sur de nombreuses pancartes. On se félicite : « Les meetings, c’est une situation où tous sont égaux. »
Toutes ces sensations positives alimentent une joie patriotique : « Je me réjouis pour mon beau pays. » Rappelons le motif de présence souvent invoqué : « Je suis ici parce que j’aime la Russie. » La rhétorique patriotique brandie par le pouvoir se retourne ici contre lui.
Derrière cet unanimisme bienheureux, on est pourtant loin de l’unanimité. À l’affirmation, fréquente, de ceux qui disent être dans la rue « pas pour (eux)-mêmes », on opposera cette parole plus égo-centrée : « Je suis là pour tout le monde. Pour Navalny, oui, mais surtout pour moi, pour faire entendre ma voix. »
De même, si le thème de la liberté est commun, la focale varie. Pour les uns, il s’agit de « libérer le pays de l’arbitraire du non-droit » (bezzakonie). Pour d’autres, le but est d’obtenir « la liberté de gagner l’argent que [leur] travail justifie ». Objectifs immatériels et matériels pouvant fusionner : « On a envie que nos enfants vivent libres, qu’ils aient tout. »
Au flou des objectifs s’ajoute celui de l’horizon temporel. Le thème de « l’avenir volé » revient souvent ; cela donne à penser que le volet « pérennisation du pouvoir de Vladimir Poutine » compris dans la réforme constitutionnelle multi-facettes « adoptée » à l’été 2020 a affecté la perception du futur. En tout état de cause, le slogan « je veux que mon fils grandisse dans un pays normal », s’il est tourné vers le futur, n’est pas sans rappeler le passé de la perestroïka dont l’un des axes était déjà la volonté de vivre « dans un pays normal », c’est-à-dire comme les autres.
Changer le pouvoir plutôt que changer de pouvoir
Le plus souvent il n’y a pas de revendication immédiate, car le « geste » du rassemblement est pensé dans la durée, à l’instar des mobilisations bélarusses. « Je ne suis pas là pour un résultat, mais je me dis que si on le fait souvent, ça mènera quelque part. »
Il s’agit de rappeler au pouvoir que ses citoyens ont une pensée autonome : « Un rassemblement, c’est avant tout le signe que le peuple a son opinion à lui. » L’union fait la force, et c’est celle du porte-voix : « J’ai la sensation qu’il y a quelque chose qui réunit les gens et ça signifie que nous avons une voix, et que c’est grâce à cela que nous pouvons nous opposer à ce qui se passe. »
« Quelque part », « quelque chose » : toutes ces formulations témoignent du flou des objectifs de cette sortie dans l’espace public, portée plus par des émotions que des exigences politiques claires. Le « il faut que ça change » est partagé mais, pour beaucoup des manifestants, il est plus question de changer le pouvoir que de changer de pouvoir. L’imaginaire est celui de la communication avec lui, de la prise en compte, par lui, des opinions et ressentis : « C’est normal que le pouvoir dialogue avec son peuple. Alors il me semble que s’il y a des rassemblements, les gens au pouvoir vont réfléchir et quelque chose va changer. » Dans cette quête du dialogue, la manifestation apparaît souvent comme un pis-aller : « Si le pouvoir était différent, on pourrait avoir une autre façon de dialoguer. » Là encore, le discours sous-jacent est « on manifeste parce qu’on ne peut pas faire autrement ».
Pour que ce mouvement protestaire soit efficace, il faut que le dialogue s’établisse aussi avec la « majorité silencieuse ». L’agressivité n’est pas de mise pour parler de ceux qui ne sont pas dans la rue : « Ceux qui ne viennent pas, c’est parce qu’ils dorment, ils ne comprennent pas ce qui se passe, ils ne voient pas le danger. » On rappelle sans cesse la volonté d’éviter les « affrontements fratricides », enracinée dans le traumatisme de la guerre civile qui a suivi l’arrivée au pouvoir des bolchéviks. C’est le pouvoir qu’on accuse de chercher à diviser la société ; les manifestants, eux, proclament leur attachement à l’unité. Et c’est d’ailleurs au nom de cet attachement que certains rejettent Navalny comme étendard de leur lutte car ils lui reprochent d’être un agent, non pas de l’étranger comme le prétend le pouvoir, mais de la dissension sociale.
Cependant, la bienveillance n’est pas symétrique. Un sondage effectué juste après les manifestations montre que l’image de cette mobilisation est plus négative que celle d’autres mobilisations récentes. Si 47 % des Russes avaient une opinion positive des manifestations de Khabarovsk contre l’emprisonnement du gouverneur élu Fourgal, ils ne sont que 22 % à partager ce point de vue concernant les mobilisations de janvier (39 % d’opinions négatives, 37 % d’indifférents). Si 43 % expliquent la mobilisation par l’insatisfaction quant à la situation économique que connaît le pays, 28 % sont persuadés que les manifestants sont « payés » (sous-entendu par l’étranger) pour descendre dans la rue (ce qui est un bond par rapport aux 11 % lors des manifestations de 2019 liées aux élections municipales de Moscou). Seuls 19 % pensent qu’elle prend origine dans l’indignation face à la corruption montrée dans le film de Navalny sur Le palais de Poutine, et 16 % dans l’arrestation de Navalny à son retour en Russie.
Si 43 % pensent que le mouvement de protestation va se poursuivre, ce qui est un niveau élevé d’« insatisfaction projetée » (jamais atteint depuis la crise de 1998 qui a précipité Boris Eltsine vers la sortie), seulement 17 % se disent prêts à rejoindre des protestations sur des motifs économiques, et 15 % sur des motifs politiques, soit moins qu’en novembre 2020 (respectivement 23 % et 19 %). La montée en puissance des mobilisations ne semble pas à l’ordre du jour.
Comme de coutume, le pouvoir utilise sa machine médiatique pour discréditer les manifestants, et cela continue à fonctionner puisque c’est dans le public qui s’informe par la télévision officielle que l’on trouve le plus fort taux de désapprobation du mouvement (48 %)… avec néanmoins 14 % d’approbation.
À une population qui se sent mal-aimée de l’Occident (lequel ne cesse de la stigmatiser comme mauvaise élève, incapable d’assimiler les principes démocratiques), il est facile de faire croire que celui qui tente d’ébranler la stabilité tant chérie depuis la tourmente des années 1990 est un « agent de l’étranger ». Croyance que ne fait que renforcer le soutien occidental à Navalny, qui, comme les sanctions, favorise au final le resserrement des rangs autour du président russe.
Face à ce mur, il n’est guère radieux, l’avenir de ce mouvement protestaire dont l’attachement exalté à un « nous » fusionnant dans une affirmation éthique n’est pas propice à la formulation de revendications concrètes. La passion pour l’union fait ici plus la faiblesse que la force.
Myriam Desert, Professeur émérite, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.