Pompidou, la « bombe anglaise » et le Brexit
Alice de Lyrot, Sorbonne Université
Parmi les profonds bouleversements engendrés par le Brexit, la coopération franco-britannique en matière de défense et de sécurité se trouve de nouveau mise en cause. Que va-t-il advenir des accords qui engagent depuis plusieurs années ces deux voisins de la Manche et qui constituent une des formes les plus abouties des relations stratégiques à l’échelle de l’Europe ?
À l’époque de la présidence du Général de Gaulle, les différends franco-britanniques sur les questions stratégiques représentent pourtant un obstacle de taille à l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun. Il faut attendre Georges Pompidou, successeur du Général en 1969, pour résoudre ces tensions. Européen convaincu, il favorise les premiers accords franco-britanniques en matière de défense et débloque les négociations menées à Bruxelles à partir de 1970.
Georges Pompidou a su désamorcer avec talent la problématique française de la « bombe anglaise ».
La « bombe anglaise », un obstacle durable dans les relations franco-britanniques
La special relationship que les Britanniques entretiennent avec les Américains après la Seconde Guerre mondiale conduit rapidement le Général de Gaulle a les considérer comme le « cheval de Troie » des États-Unis en Europe. Lui, au contraire, a choisi pour la France la doctrine de l’« indépendance nationale ».
À l’époque, les dirigeants britanniques ne mesurent pas combien cette divergence politico-stratégique va peser sur leurs relations avec la France. En décembre 1962, à la conférence de Nassau, les Britanniques acceptent de placer leur arme nucléaire entre les mains des Américains par l’achat des missiles Polaris (missiles balistiques mer-sol, destinés aux sous-marins).
Les conséquences sont immédiates : le 14 janvier 1963, de Gaulle pose son veto à l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun. Le 27 novembre 1967, le Général réaffirme ce refus par un second veto, malgré le considérable travail mené par les négociateurs à Bruxelles.
La « stratégie anglaise » de Georges Pompidou
En juin 1969, Georges Pompidou remporte les élections présidentielles après la démission du Général, et hérite – entre autres dossiers – de ce problème de la « bombe anglaise ».
En organisant le sommet de La Haye en décembre 1969, il parvient à relancer le processus de construction européenne et à sortir la France de l’isolement diplomatique dans lequel le double veto gaulliste a contribué à la placer. Dès cette époque, le Président Pompidou est favorable à l’élargissement de la Communauté européenne à de nouveaux membres, et la Grande-Bretagne apparaît comme un candidat de choix.
Véritable spécificité de la pensée stratégique pompidolienne, c’est dans le domaine de l’industrie que la coopération franco-britannique en matière de défense trouve son épanouissement. Dans les années 1970, celle-ci se traduit par la mise en service de l’avion Jaguar, la construction des hélicoptères Lynx, Gazelle et Puma, et la fabrication des missiles air-surface Martel.
Mais, pour Pompidou, cette « stratégie anglaise » n’a pas seulement pour but de privilégier des relations bilatérales entre la France et la Grande-Bretagne. Il voit plus large. Leur nouveau dynamisme doit surtout convaincre les autres membres de la Communauté européenne de la nécessité de renforcer la sécurité européenne dans un contexte international qui inquiète le Président français.
Parallèlement, les négociations pour l’adhésion de la Grande-Bretagne au Marché commun reprennent. À l’initiative de Pompidou, elles se recentrent désormais sur les questions économiques et les tensions sous-jacentes liées aux problèmes de défense ne doivent plus interférer. Ceux-ci font désormais l’objet de discussions parallèles. Ainsi, là où le Général faisait du règlement de ces questions une condition pour l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché Commun, Georges Pompidou en fait désormais une conséquence destinée à servir l’approfondissement de la sécurité en Europe.
Ce changement de paradigme dans la pensée stratégique française se traduit concrètement : après le succès des négociations de Bruxelles et le référendum français, la Grande-Bretagne entre dans le Marché commun le 1er janvier 1973.
L’héritage pompidolien
Après cette adhésion, la signature de la Déclaration d’Ottawa, le 19 juin 1974, est un premier événement à mettre au compte de l’héritage pompidolien – car le Président, décédé le 2 avril 1974, ne peut personnellement en revêtir le succès. Dans ce texte, la contribution des forces nucléaires française et anglaise à la défense de l’Alliance atlantique est enfin reconnue. L’époque où les États-Unis jugeaient ces forces « tierces » comme nuisant à la politique globale de dissuasion en temps de guerre froide est donc révolue. La coopération entre la bombe française et la bombe anglaise, amorcée sous Georges Pompidou, permet donc à chacune de gagner en crédibilité.
Pompidou ne se serait sans doute pas contenté de cette reconnaissance. La coopération stratégique franco-britannique, telle qu’il l’envisage, doit surtout conduire à la création d’une défense européenne autonome vis-à-vis de l’Alliance atlantique. Depuis, cette vision pompidolienne se retrouve dans les différents accords franco-britanniques en matière de défense, comme les accords de Saint-Malo de 1998 et le traité de Lancaster House de 2010. La volonté pompidolienne de favoriser la coopération des industries d’armement françaises et anglaises est d’ailleurs concrétisée par ce traité : l’entreprise franco-britannique MBDA, spécialisée dans la fabrication de missiles, devient le cadre privilégié des nouveaux programmes d’armement bilatéraux.
L’avenir de la coopération stratégique franco-britannique en période de Brexit
À l’heure du Brexit, ce sont les réussites et les perspectives opérationnelles, industrielles et nucléaires de ce traité quela France et la Grande-Bretagne craignent de voir remises en cause. Cette situation critique questionne l’héritage et l’avenir de leurs relations stratégiques, selon plusieurs hypothèses et scénarios :
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les « cavaliers seuls » : si la France et la Grande-Bretagne décident de découpler les questions de défense et les autres domaines de négociation du Brexit, elles peuvent envisager de conserver le cadre actuel de leur coopération bilatérale qui ne dépend pas directement de l’Union européenne. Pour les deux pays, le risque serait d’être perçus tels des « cavaliers seuls », privilégiant la sauvegarde de leurs acquis et la poursuite de leurs objectifs au détriment d’une défense européenne en difficulté. Si Pompidou a lui-même dissocié les questions stratégiques des questions agricoles, économiques et monétaires lors de l’adhésion britannique au Marché commun, il n’aurait pas pour autant joué la « bombe anglaise » contre l’approfondissement de la défense européenne.
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l’« option OTAN » : la France ayant réintégré en 2007 le commandement intégré de l’organisation, les effets stratégiques du Brexit n’empêcheraient pas les Français et les Britanniques de coopérer dans des opérations militaires conjointes sous commandement onusien. De fait, la restriction des relations franco-britanniques à ce seul cadre romprait ici largement avec l’héritage gaullo-pompidolien – les deux pays renonçant alors à la possibilité de définir une ligne stratégique autonome vis-à-vis des États-Unis.
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la solution du « pays tiers » : par son statut de puissance nucléaire, la Grande-Bretagne pourrait négocier un statut de « pays tiers » pour conserver son rôle dans la défense et la sécurité européennes. Ce scénario rencontrerait probablement les faveurs du pragmatisme pompidolien, à condition que les nouveaux accords ne remettent pas en cause l’autonomie des choix stratégiques de l’Union européenne post-Brexit et les spécificités de son processus de décision.
La « bombe anglaise », un paradoxe français ?
Les incertitudes provoquées par le Brexit mettent en évidence le paradoxe français de la « bombe anglaise » : elle qui a longtemps fondé le désaccord entre Paris et Londres se retrouve désormais au cœur de leurs relations bilatérales en matière stratégique.
Jugée par de Gaulle comme un obstacle à l’entrée des Britanniques dans le Marché commun, elle représente aujourd’hui un des héritages que la France souhaite préserver des effets de Brexit.
Cependant, entre ces deux attitudes opposées, la « bombe anglaise » exprime moins un paradoxe qu’un changement de paradigme dans la pensée stratégique française à l’époque de Georges Pompidou.
Alice de Lyrot, Doctorante en histoire contemporaine, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.