Man Ray et la mode : les femmes dans l’œil des surréalistes
« La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas » écrit André Breton dans L’Amour fou. Les pages du roman surréaliste, tout comme celles de Nadja, sont illustrées par de multiples clichés de Man Ray. Le photographe américain (1890-1976), Emmanuel Radnitzky de son vrai nom, s’attache à capturer cette étrange beauté du surréalisme dans ses photographies de mode, qui ont été récemment exposées au Musée du Luxembourg à Paris.
L'exposition «Man Ray et la mode » au Musée du Luxembourg à Paris a montré le rapport complexe de Man Ray et des surréalistes à la représentation des modèles féminins. Si certaines œuvres proposent un regard masculin enfermant les muses dans un rôle d’objet de désir, les choix esthétiques et les innovations techniques de Man Ray lui permettent néanmoins de déplacer le regard et de rendre à ses modèles leur rôle de sujet dans l’entreprise artistique.
Fasciné par les avant-gardes européennes, Man Ray se destine initialement à une carrière de peintre et se lance dans la photographie pour mettre en scène ses toiles à l’aide de son premier Kodak. Il évolue à New York dans la sphère dadaïste menée par Marcel Duchamp et Francis Picabia autour de la galerie 291, fondée par Alfred Stieglitz. Lorsque Duchamp repart pour Paris, Man Ray le suit, et s’installe en 1921 dans un atelier de la rue Campagne-Première, dans le XIVe arrondissement.
C’est cette période parisienne de l’entre-deux-guerres dont témoigne l’exposition « Man Ray et la mode », offrant aux visiteurs un large éventail de photographies, mais également des créations signées Gabrielle Chanel ou Jeanne Lanvin.
Fragmentation du corps féminin
Paradoxalement, la photographie de mode telle qu’elle se trouve dans les pages des magazines du milieu du XXe siècle, participe tout autant à la libération et à l’épanouissement du corps féminin qu’à sa réification.
À travers des photographies explicitement mises en scène, les magazines de mode offrent une célébration des femmes et des courbes de leur corps tout en mettant en valeur une représentation de beauté idéalisée. Man Ray publie ses clichés dans Vogue et Harper’s Bazaar dans les années 1920 et 1930, alors que ses deux rivaux remplacent les traditionnelles illustrations au crayon par des photographies capturant le mouvement du sujet vivant et la fluidité du vêtement porté par les modèles.
Les portraits de Man Ray représentent presque exclusivement des modèles féminins. Adoptant un regard surréaliste, l’artiste attire régulièrement l’attention sur des parties spécifiques du corps féminin qu’il morcelle et recompose.
Il photographie ainsi des bustes tronqués, à la manière d’une statue, des mains qu’il isole du reste du corps, comme les Mains peintes par Pablo Picasso, ou celles de Nusch Éluard, des jambes détachées du corps, des visages en gros plans. L’une des œuvres les plus célèbres du photographe, intitulée Les Larmes, devait être initialement une publicité pour la marque de mascara Cosmécil.
Man Ray prend plusieurs versions du même cliché en variant les échelles, et en cadrant au plus près le visage du modèle, puis ses yeux, pour finalement n’isoler qu’un seul œil perlé de larmes de verre.
Cette fragmentation du corps féminin relève de l’esthétique surréaliste, et participe à l’objectivation de la femme tout en la sublimant. Les images artistiques à l’élégance indéniable célèbrent le corps des modèles et offrent au spectateur la « beauté érotique-voilée » évoquée par Breton.
Pourtant, ces femmes sont au même moment immobilisées par l’objectif de l’appareil photo et sont bien souvent réduites à leur beauté passive, privées de toute possibilité d’action, réservée aux hommes. C’est ce rapport complexe et problématique des artistes surréalistes aux femmes qu’examine Amy Lyford dans son ouvrage Surrealist Masculinities : Gender Anxiety and the Aesthetics of Post-World War I Reconstruction in France (Masculinités surréalistes : L’angoisse liée au genre et l’esthétique de la reconstruction de la France après la Première Guerre mondiale).
Les femmes, à travers leur statut de muses et d’icônes de la mode, deviennent l’objet du désir et du regard masculin, ce « male gaze » théorisé par Laura Mulvey dans son célèbre essai de 1975, Visual Pleasure and Narrative Cinema (Plaisir visuel et cinéma narratif), analysant le rôle des femmes sous l’œil de la caméra.
La femme s’y trouve sexualisée, réduite à la passivité et soumise au prisme du regard masculin et au « plaisir visuel » de ceux qui la filment et qui l’observent. La notion féministe de « male gaze » identifie et critique ainsi ce regard voyeur et dominant, qui relègue les figures féminines au second plan.
Le regard de Man Ray participe toutefois également à la valorisation de ses modèles féminins grâce à des choix esthétiques minutieusement élaborés. Les femmes qui posent pour le photographe se voient offrir un rôle de premier plan en tant que sujets de l’œuvre d’art à laquelle elles donnent vie.
Lee Miller : la muse photographe
Parmi les – nombreuses – femmes et muses photographiées par Man Ray se trouve Lee Miller. Mannequin, actrice auprès de Jean Cocteau, puis brillante photographe pendant la Seconde Guerre mondiale, elle fut l’assistante, la muse et la compagne de Man Ray.
De très nombreux portraits la représentent, démontrant les talents du photographe, ainsi que son goût pour l’expérimentation surréaliste.
Lee Miller apparaît ainsi dans un cliché de 1930 vêtue d’une robe ostensiblement froissée au tissu chatoyant, des lignes noires dessinées sur son visage rappelant les plis du vêtement.
La même année, le Bal Blanc crée l’événement à Paris : avec l’aide de Lee Miller, Man Ray photographie les invités vêtus de blanc, sur les silhouettes desquelles sont projetées des images colorées, inventant ainsi la technique du « mapping » vidéo.
Un autre portrait de Lee Miller, d’apparence plus traditionnel, la représente de profil, illustrant l’une des techniques signature de Man Ray qui consiste à exposer le papier à la lumière blanche, grâce à un processus chimique nommé solarisation. Celui-ci trace un liseré entre les zones sombres et claires de la photographie.
Une série de clichés de petit format représente Lee Miller dans des poses légèrement différentes, ce qui n’est pas sans rappeler le Pop Art et les œuvres en série d’Andy Warhol dans les années 1970. Man Ray introduit ainsi une vision artistique dans les magazines de mode, allant au-delà de la simple démarche publicitaire.
L’artiste délaisse la traditionnelle prise de vue frontale, et adopte des cadrages dynamiques, optant pour des angles en plongée et en contre-plongée. Les jeux d’ombres et de lumière, l’éclairage et la composition géométrique mettent en valeur les robes et les silhouettes féminines.
L’effet de mouvement ainsi créé par le photographe redonne aux modèles un rôle d’agent. Le regard posé sur les femmes photographiées n’est plus seulement un regard masculin et voyeur ; Man Ray joue sur les codes surréalistes pour déplacer le regard, surprendre le spectateur, et attirer l’œil sur des questions esthétiques.
Rendre leur image aux femmes
Man Ray parvient ainsi à dépasser le rapport problématique des surréalistes aux questions de genre grâce à son audace artistique. Ses photographies interpellent notre regard et nous invitent à considérer ses modèles féminins sous un autre jour.
Man Ray est influencé dans sa démarche par le surréalisme, qui se développe à Paris alors qu’il élabore ses premières photographies de mode. Les clichés de Man Ray apparaissent dans les revues La Révolution surréaliste et Minotaure ; il participe également en 1937 à l’exposition « Fantastic Art, Dada, Surrealism » à New York.
Le Manifeste du surréalisme de 1924 pose comme principe « la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité ». Alors qu’il développe des photographies de mode pour Paul Poiret en 1922, Man Ray invente la rayographie, une technique novatrice grâce à laquelle il développe des images sans utiliser l’appareil photo en s’appuyant sur le principe du photogramme.
Cette invention trouve écho dans le Manifeste du Surréalisme, où Breton définit le mouvement comme « le ‘rayon invisible’ qui nous permettra un jour de l’emporter sur nos adversaires ». Dix ans plus tard, la première photographie de Man Ray pour le Harper’s Bazaar s’intitule Fashion by Radio : il s’agit d’une image envoyée par ondes radio d’une rive à l’autre de l’Atlantique. De telles prouesses techniques soulignent que le photographe ne s’attache pas à dépeindre la beauté figée d’un modèle féminin devant l’objectif, mais plutôt à mettre en œuvre une pratique artistique exigeante, qui tente d’aller au-delà du visible.
La technique de la transparence permet quant à elle de superposer deux négatifs différents sur une même image. La silhouette féminine se dédouble alors en un phénomène de surimpression qui donne à voir deux poses distinctes simultanément. L’effet produit relève d’une beauté troublante, créant un phénomène d’ « Unheimliche », terme freudien désignant une « inquiétante étrangeté » associée au surréalisme dans son rapport à la magie et aux sciences occultes.
Ce même trouble se produit lorsque Man Ray ajoute un bras de mannequin au portrait d’Elsa Schiaparelli qui, d’après le collectionneur Julien Levy, était « la seule créatrice de mode à comprendre le surréalisme ». L’effet d’étrangeté ainsi produit subvertit le regard en proposant un nouveau prisme d’observation, non plus fondé sur un voyeurisme masculin, mais sur des principes de questionnement et d’absurde auxquels les modèles féminins prennent pleinement part.
Dans sa célèbre photographie Noire et blanche, Man Ray représente Kiki de Montparnasse, les yeux fermés, accompagnée d’un masque de bronze, faisant explicitement référence à la Muse endormie du sculpteur Brancusi. Si la forme ovale unit les deux visages, le contraste entre la peau diaphane de Kiki et la teinte sombre du masque est d’autant plus marquant. La femme échappe ici au rôle d’objet auxquels bien des surréalistes l’ont condamnée. La collaboration artistique de Man Ray et de ses modèles féminins permet de leur rendre leur voix, ou plus exactement leur image et leur rôle de sujet dans l’entreprise artistique.
Man Ray photographie aussi Kiki pour son Violon d’Ingres, chargé d’érotisme. Les ouïes de violon dessinées dans son dos attirent l’œil et constituent le « punctum » défini par Roland Barthes dans La Chambre claire : « Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne) ». L’œuvre de Man Ray est bel et bien poignante : interpellant le regard grâce à son esthétique surréaliste, elle nous invite à entrer dans l’image non pas les yeux fermés comme Kiki, mais les yeux grands ouverts.
Diane Drouin, Doctorante en littérature anglophone, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.