Les animaux à demi-mot
Pourrons-nous un jour décrypter les langages des animaux ? C’est ce qu'espère comprendre la zoosémioticienne, Astrid Guillaume, chercheure à la faculté des Lettres de Sorbonne Université, en mettant des mots sur les signes qu’ils émettent.
Inspirée depuis l’enfance par une multitude d’animaux, Astrid Guillaume cherche aujourd'hui les mots justes pour traduire au mieux leurs langages. Pour cela, elle s’est entourée de spécialistes venant de divers horizons : biologistes, éthologues, bio-acousticiens, vétérinaires, sémioticiens, linguistes…
« Le décodage des langues des animaux fonctionne de la même façon que le décodage des langues humaines, explique la zoosémioticienne. Il faut établir des liens entre les sons et leur sens, comme nous le faisons pour une langue étrangère. »
Pour certains primates, des lexiques existent déjà et les chercheurs ont observé un début de syntaxe et un vocabulaire sonore qui a du sens (haut, bas, prédateur, danger, etc.).
« Chez les gibbons, explique Astrid Guillaume, nous recensons déjà 450 sons ayant un sens précis. Il existe un dictionnaire du langage des singes qui réunit gestuels et sons 1. Ce sont des onomatopées de ce type :
- Boom : « il n'y a pas de prédateur » ;
- Hok : « attention, aigle » ;
- Krak : « attention, léopard ».
Si les singes ajoutent un suffixe -oo, leur signification change :
- Hok-oo : « il y a quelque chose en haut dans le voisinage » ;
- Krak-oo : « attention danger ! » ;
- Wak-oo : « il y a quelque chose en haut mais pas dans le voisinage ». 2
Astrid GuillaumeLe décodage des langues des animaux fonctionne de la même façon que le décodage des langues humaines. Il faut établir des liens entre les sons et leur sens, comme nous le faisons pour une langue étrangère.
Les chercheurs manquent de mots pour rendre compte des phénomènes observés. Car pour les humains, décrire les modes d’expressions sonores des animaux revient à décrire des sortes d’onomatopées auxquelles il faut associer du sens. Utiliser des mots pour les humains comme la jalousie, l’amour, la peur pour évoquer les émotions des animaux a longtemps été considéré comme une dérive anthropomorphique. Il faut donc aujourd’hui des dictionnaires comportant la représentation des « sons », leur qualification par des mots précis, mais aussi des dessins qui permettent de voir à quel comportement corporel ou gestuel ils sont associés. Pour cela, il est nécessaire de faire appel à des équipes pluridisciplinaires avec des chercheurs, mais aussi des illustrateurs, des photographes, des vidéastes…
L’analyse informatique des échantillons sonores enregistrés est également une autre source de progrès. Elle va permettre de définir précisément les découpages de sons formant du sens.
« Nous n’avions pas les outils il y a un siècle pour envisager de telles avancées, aujourd’hui avec l’informatique, l’intelligence artificielle et la robotique, il est possible d’envisager des interactions rapidement, conclut la chercheure. »
L’espoir pour Astrid Guillaume est de pouvoir un jour échanger avec les animaux non pas avec le langage humain mais avec leurs propres langages. Mais peut-on vraiment parler de langages des animaux ?
Une question de vocabulaire
l est nécessaire, selon la zoosémioticienne, de s’interroger sur la définition du mot « langage ». Ce terme peut à la fois qualifier la fonction d'expression mise en œuvre par la parole ou par l'écriture, mais aussi tout système de signes permettant la communication. Si la première définition concerne le langage des humains, la deuxième peut s’appliquer aux animaux qui n’utilisent ni la parole, ni l’écriture mais différents types de sons, de signes et de marques (gestuels et chimiques/olfactifs, phéromones, urine…) pour communiquer entre eux.
"En raison de ces différentes définitions, certains éthologues emploient le mot langage pour qualifier la manière de s’exprimer de certains primates, oiseaux ou dauphins, tandis que d’autres refusent de l’utiliser y voyant de l’anthropomorphisme. D’autres enfin parlent de protolangages souvent parce qu’ils cherchent à comparer le langage humain et non-humain », rappelle la chercheure.
En revanche, pour les sémioticiens dont fait partie Astrid Guillaume, le langage commence dès qu’il y a une association de signes (vocaux, gestuels, chimiques). Pour certaines espèces, comme les gibbons, les combinaisons de ces sons constituent des syntaxes à part entière, à comprendre dans leur contexte.
Alors quels mots faut-il choisir ? Langages des animaux ? Communication des animaux ? Expressions des animaux ?
Une question d’espèce
Pour Astrid Guillaume, il est difficile de parler du langage animal pour les huîtres ou les coraux qui sont pourtant des animaux. En revanche, nous pouvons parler, selon elle, des langages des primates, des dauphins, des oiseaux, parce qu’il y a dans leurs émissions sonores, des sections qui ont un sens identifié.
« La question implique d’abord de savoir de quelle espèce ou sous-espèce on parle, voire de quel individu. Il n’y a pas un animal mais des animaux, et de l’éponge au primate, il y a de grandes différences de comportements, de sensibilités, de caractères et de personnalités, y compris entre chaque individu au sein d’une même espèce et d’une même sous-espèce », souligne la chercheure.
Parce que le langage a longtemps été le propre des humains, nombreux sont les chercheurs qui hésitent, selon Astrid Guillaume, à utiliser « langage animal » de peur de voir s’amoindrir la frontière entre l’humain et les animaux. Mais, pour la zoosémioticienne, quel que soit le mot (langage, expression, communication) que nous utilisons, une chose est sûre : tous les animaux font passer du sens. Et ce de différentes manières : soit via des sons qui peuvent être associés à une gestuelle précise, comme chez les dauphins ou les gibbons, soit via différents signes, émissions chimiques/olfactives (phéromones, urine) ou traces (griffures d’arbres).
En effet, vocaliser chez les animaux est une prise de risque dans un milieu sauvage et hostile. C’est pourquoi les animaux libres ont développé d’autres formes d’expressions que le son avec le visuel et le gestuel, l’occupation de l’espace (loups) ou encore les intelligences collectives (abeilles, bancs de poissons, nuées d’oiseaux).
« Chez la majorité des animaux, tout ne passe pas que par le sonore et la vocalisation, alors que c’est majoritairement le cas chez l’humain, rappelle Astrid Guillaume. Il faut donc repenser ce qui fait langage, c’est-à-dire ce qui permet de communiquer du sens d’un point A vers un point B. »
1« Apprenez à parler le singe », Marie-Céline Ray, Futura, 2018.
2 « Les primates inventent la syntaxe », Grégoire Macqueron, Futura, 2009/2015.