Le sentiment de bien-être des Français est aujourd’hui suspendu à l’inflation
Depuis cinq ans, l’Observatoire du bien-être du Centre pour la recherche économique et ses applications (CEPREMAP), dresse un portrait de la France au prisme du bien-être subjectif. Analyse des résultats de son dernier rapport avec sa directrice Claudia Senik, professeure d'économie à Sorbonne Université.
Le dernier rapport de l'Observatoire, qui s’appuie sur une enquête trimestrielle de 20 questions, donne aujourd’hui l’image d’une population dont le niveau de bien-être s’est retrouvé fortement influencé par la pandémie de Covid, surtout par les confinements et déconfinements successifs, et pour laquelle les craintes liées à l'inflation s'intensifient.
Ainsi, au printemps 2020, l’entrée en confinement a représenté un choc pour beaucoup de Français, qui ont dû s’adapter brutalement au travail à distance, à l’école à la maison et à la fermeture des lieux de sociabilité. L’enquête CoviPrev de Santé publique France montre ainsi un niveau de satisfaction dans la vie fortement déprimé dans les premières semaines du confinement au mois de mars et d’avril.
Satisfaction dans la vie moyenne pour les deux enquêtes.
Cependant, passé l’effet de surprise, la crise a conduit une partie des Français à réévaluer leur santé, voire leur situation en général, un effet particulièrement prononcé chez ceux qui anticipaient un confinement plus long. C’est ainsi que la période de confinement a été perçue comme un moment de réflexion par 56 % des enquêtés et comme une phase stressante seulement pour 19 % d’entre eux, tandis que beaucoup apprenaient à compenser la perte des relations sociales directes par des contacts virtuels.
Usure et montagnes russes
À l’été 2020, la sortie du premier confinement a par la suite été marquée par un grand soulagement, qui s’est traduit dans pratiquement toutes les métriques de bien-être. La réévaluation de ce qui compte dans la vie, enclenchée par le confinement, s’est étendue. Nous le lisons en particulier dans le décalage entre l’évaluation de la satisfaction dans la vie sur cette période et leurs anticipations quant à la situation économique. Historiquement très proches, ces dimensions divergent au sortir du premier confinement.
Satisfaction dans la vie et indice de confiance des ménages
Une partie de ce soulagement peut avoir procédé d’un effet d’optique. Beaucoup de ménages ont constaté qu’ils étaient peu ou prou épargnés par les aspects les plus graves de la crise, maladie ou perte d’emploi, tout en étant conscients que d’autres étaient touchés. On voit ainsi que la réévaluation positive touche aussi fortement l’évaluation de sa situation individuelle par rapport aux autres Français et par rapport au niveau de vie, la dimension comparative jouant aussi fortement sur ce dernier indicateur.
La recrue de l’épidémie, fin octobre 2020, a conduit à un nouveau confinement du 29 octobre au 15 décembre, puis à un troisième du 3 avril au 3 mai 2021. Les beaux jours de 2021 et le succès de la campagne de vaccination ont ensuite donné l’impression d’un possible retour à la normale, brisé à l’orée de l’hiver 2021 par l’arrivée du variant omicron.
Au cours de ces périodes, les sentiments d’être heureux et de dépression suivent de près ces à-coups de l’épidémie et de sa gestion, avec des points hauts inédits, et des points bas, que nous n’avions pas vus depuis la crise des « gilets jaunes » à l’hiver 2018. Ces derniers se trouvent de surcroît coïncider avec les mois de décembre, saison propice, en tant que telle, à la morosité.
Et maintenant, l’inflation…
En outre, notre enquête de conjoncture suggère que l’épidémie a traversé l’ensemble de la société sans en modifier les stratifications sociales en termes bien-être. Ainsi, la satisfaction dans la vie moyenne est restée fortement différenciée selon le revenu du ménage, et les trois classes de revenu que nous distinguons ont connu des fluctuations parallèles et synchrones.
Satisfaction dans la vie et indice de confiance des ménages
Dans le rapport de l’an dernier, nous rappelions d’ailleurs que le revenu pesait particulièrement lourd dans la satisfaction de vie des Français. Nous interprétions cette relation comme la manifestation de la défiance et de l’inquiétude de la population. Autrement dit, dans une société peu confiante dans les autres et dans son propre avenir, marquée par le sentiment de fragilité de son système de protection sociale, les Français trouvent dans leur revenu une forme d’assurance contre les risques de pauvreté ou de stagnation.
Ce n’est donc pas sans doute pas un hasard si l’inflation est aujourd’hui citée, parmi la santé et l’environnement, comme l’un des risques qui préoccupent le plus les ménages français au sortir de deux de pandémie. En décembre 2021, le sentiment que les prix ont fortement augmenté en 2021 est à son plus haut niveau depuis avril 2012, et le sujet reste présent dans l’actualité avec la guerre en Ukraine.
Poids du revenu dans la satisfaction dans la vie (normalisé)
Or plusieurs travaux mettent en évidence le lien négatif entre le niveau d’inflation et la satisfaction de vie. Si on imagine bien la détresse que peuvent créer des épisodes d’hyperinflation tels que celui que connaît actuellement le Liban, cette relation est également vraie à des niveaux d’inflation moins extraordinaires. Dans les pays européens, l’enquête Eurobaromètre permet de constater qu’une augmentation de l’inflation (officielle) s’accompagne, toutes choses égales par ailleurs, d’une diminution de la satisfaction dans la vie moyenne des pays concernés.
Pour les ménages, l’inflation signifie la menace d’une érosion difficilement contrôlable du coût de la vie dès lors que leurs revenus risquent de ne pas suivre. Toutefois, si le bulletin de salaire ou le bilan comptable nous informent régulièrement sur nos revenus, l’effet de l’inflation sur notre pouvoir d’achat reste difficile à mesurer, d’où le poids non négligeable de la subjectivité dans l’évaluation que les Français font de leur situation d’ensemble. Les anticipations de hausse des prix et d’évolution du pouvoir d’achat pèsent néanmoins dans la satisfaction de vie. La conjoncture sera donc un facteur déterminant de l’évolution du bien-être des Français dans les prochains mois et années.
Mathieu Perona, directeur exécutif de l’Observatoire du bien-être du CEPREMAP, a co-rédigé cet article et co-dirigé, avec Claudia Sénik, les rapports 2020 et 2021 « Le Bien-être en France ». Le rapport 2021 sera présenté lors d’une conférence en ligne le 15 avril 2022.
Claudia Senik, Directrice de l'Observatoire du bien-être du CEPREMAP, Professeur à Paris School of Economics, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.