La production et la réception du discours sur les transfuges de classe mérite d'être questionnée. Crédit image : Yohann Propin, Fourni par l'auteur
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Le récit de transfuge de classe : un « script » médiatique ?

L'expression « transfuge de classe » est aujourd’hui devenue une formule courante, qu’on retrouve aussi bien dans dans la littérature, les témoignages médiatiques et politiques, les réseaux sociaux ou même les spectacles de stand-up. Analyse d'une expression aussi séduisante que réductrice.

Les récits de transfuge de classe sont des récits de mobilité sociale, souvent ascendante. C’est la plupart du temps une narration à la première personne, qui représente un clivage entre les mondes sociaux : le déchirement intérieur du ou de la transfuge génère des affects comme la honte, le sentiment de trahison, de culpabilité.

Ce type de récit peut s’inscrire dans le champ littéraire (on pense à Annie Ernaux), dans le champ sociologique (avec Didier Eribon) mais il est aujourd’hui devenu une formule narrative courante, qu’on retrouve aussi bien dans des témoignages médiatiques et politiques, des spectacles de stand-up que sur les réseaux sociaux.

D’un espace social du discours à l’autre, les mêmes étapes narratives, les mêmes thèmes et le même vocabulaire circulent : la « honte d’avoir eu honte », « trahir/venger » les siens, la « résilience »… Cette diffusion s’explique en partie par le rôle des médias : le récit de transfuge de classe occupe désormais la place paradoxale d’une catégorie supposée marginale (puisque la mobilité du transfuge est exceptionnelle) mais en voie de canonisation. La catégorie « transfuges de classe » est ainsi devenue une grille d’interprétation médiatique récurrente du récit de soi, une sorte de scénario ou de « script », qui fait parfois écran à la diversité des narrations.

Une accroche journalistique

En 2017, les expressions transfuges de classe et transclasses (néologisme forgé par la philosophe Chantal Jaquet) sont utilisées 16 fois dans la presse, contre 64 fois en 2019, 186 fois en 2021, et 307 fois au premier semestre 2023 (selon le corpus Europresse).

La notion semble une bonne accroche journalistique : si, dans un entretien, on parle de soi comme transfuge, le mot a toute chance de circuler. Ainsi, quand la réalisatrice et actrice Maïwenn déclare : « Je me suis identifiée au parcours de transfuge de Jeanne du Barry » (héroïne de son film consacré à la favorite de Louis XV dans lequel elle joue le rôle-titre), le journaliste au Monde Jacques Mandelbaum soulève des doutes sur la pertinence de l’utilisation de cette expression en lui rappelant qu’elle est née dans le milieu du cinéma, ce à quoi on pourrait ajouter l’anachronisme de la notion pour le XVIIIe siècle. Pourtant, c’est cette citation de Maïwenn qui devient le titre de l’article du Monde (16 mai 2023).

C’est ce qu’en analyse du discours (selon le linguiste Dominique Maingueneau) on a pu appeler une aphorisation : un énoncé est extrait d’un texte pour devenir une sorte d’aphorisme, une « phrase sans texte ». Ce procédé est amplifié par la textualité des médias numériques où c’est surtout ce type de bref segment linguistique qui circule, occultant la complexité des textes intégraux.

Un récit médiatique parfois imposé

Il arrive que, même si la personne interrogée ne revendique pas la qualité de « transfuge », l’étiquette lui soit tout de même proposée. Quand Sophie Marceau, actrice française issue d’un milieu populaire, publie en 2023 le recueil La Souterraine, ce sont les journalistes, et non pas l’intéressée, qui mobilisent la notion de « transfuge de classe ».

Lors d’un entretien pour la Matinale de France Inter (8 mai 2023), la journaliste Léa Salamé introduit l’allusion à une expression d’Annie Ernaux, rendue emblématique du projet de l’écriture transfuge : « venger sa race » (édulcorée ici en « venger sa classe ») :

[Léa Salamé] : « Est-ce que vous, votre succès a été une manière de venger votre classe ? »
[Sophie Marceau] : « Probablement. De façon tout à fait inconsciente, mais je sais que voilà, de voir dans les yeux de maman une forme de renaissance un petit peu, c’était lui rendre hommage et c’était lui dire, voilà, tu vois les choses évoluent et on va prendre soin les uns des autres. »

L’échange reste ambigu : la journaliste propose une catégorisation qui est à la fois acceptée par son interlocutrice (« probablement ») et rejetée : peut-on dire qu’il s’agit vraiment de « venger sa classe » quand l’actrice précise ensuite qu’il n’y a « rien de revendicateur » dans sa démarche ? Le vocabulaire du récit de transfuge, qu’on pourrait croire très engagé, ne se trouve-t-il finalement dépolitisé ?

Une catégorie réductrice ?

Certaines et certains récusent ce discours d’assignation destiné à classer, voire à essentialiser. Anne Pauly, lauréate du prix du Livre Inter (en 2020) pour son ouvrage Avant que j’oublie (un récit de deuil), explicite dans un entretien pour Diakritik (2021) pourquoi elle refuse une lecture qui réduirait son livre à un récit de transfuge. Elle déclare : « Pour ma part, et pour reparler d’Édouard Louis, je ne me vis pas comme une transfuge de classe ».

Ce refus montre à quel point la catégorie « transfuge » peut risquer d’identifier tout récit de soi à un schéma canonique incarné par des auteurs devenus des modèles. De fait, chez Anne Pauly, le récit de filiation contourne les affects typiques du récit de transfuge, comme la honte (des siens), les sentiments d’imposture ou d’exception : « Mes parents étaient des gens ouverts et chaleureux issus de milieux modestes et/ou ruraux […], [ils] ont pu se hisser un peu dans l’échelle sociale, m’en ont fait profiter en me permettant de faire des études. », dit-elle.

La polarisation du récit de transfuge sur l’individu est sévèrement jugée par cette autrice, comme « un crachat à la face de ceux qui vous ont mis sur le chemin » et une manière de préférer « l’ascension solitaire » à la « revanche pour tous ».

Certains et certaines tentent de prévenir cette réception en tant que transfuge en l’inscrivant de manière réflexive dans l’œuvre même. Ainsi, Nadia Daam, dans son ouvrage La Gosse (2024) explique que, même si elle aime Annie Ernaux, elle se sent « écœurée par le lamento de ceux qu’on appelle désormais les “transfuges de classe” » et refuse cette assignation à la fois identitaire, esthétique et politique.

Mise en spectacle

Réductrice, l’étiquette « transfuge » peut aussi être séduisante, puisqu’elle repose sur le récit d’un parcours exceptionnel, à même de transformer ce qu’on peut appeler un « capital mérite » en « capital narratif ».

L’écrivain Nicolas Mathieu a un rapport ambigu à cette étiquette qu’il critique et mobilise tout à la fois. Dans Philosophie Magazine (2023), il se dit gêné de « l’usage que les transfuges font de leur propre statut », un statut devenu un « emploi, presque au sens théâtral du terme » tout en reconnaissant avoir joué le jeu du transfuge, par exemple en ayant « inconsciemment exagéré la modestie de [ses] origines »… et en continuant à le jouer, moins dans ses romans que sur d’autres supports, comme le compte Instagram qu’il alimente régulièrement.

L’écrivain Nicolas Mathieu en 2019, lors d’une présentation à la médiathèque Jean Falala, à Reims. G. Garitan, CC BY-SA

Il assume ainsi dans certains entretiens une posture de porte-parole typique du transfuge : « J’écris à la place de mon père. J’écris pour les esclaves dont je suis et qu’on trouve dans le RER, les usines, les open spaces » (Nicolas Mathieu : La Littérature est une manière de rendre les coups, Richard Gaitet, 2023) ; il loue des postures populistes (comme celle de Fabien Roussel, dirigeant du Parti Communiste français, qu’il félicite pour sa capacité à parler à la « France des barbecues », plutôt qu’à la « gauche hypokhâgne ») ; il pratique de plus en plus l’écriture autobiographique sur Instagram, où il produit des textes variés, d’amour, d’hommage à son père électro-mécanicien, d’engagement contre la réforme des retraites mais aussi de célébration du « petit coup de zinc » et des fêtes foraines.

Les émois de ses lecteurs et lectrices, en apprenant sa relation avec Charlotte Casiraghi, fille de la princesse Caroline de Monaco, croqués par Guillemette Faure (Le Monde, 23 mars 2024), prêtent à sourire. Mais ils montrent aussi les conséquences de l’ambiguïté d’une posture d’écrivain qui accepte l’interpénétration des sphères littéraires et médiatiques et qui performe une identité fondée sur l’adéquation entre l’auteur et l’homme engagé.

Cet exemple montre combien le récit de transfuge, comme tout récit de soi, peut entretenir l’illusion d’une parole brute et authentique. Mais nul récit ne se produit ou ne se reçoit de manière autonome. Nulle parole ne peut se soustraire aux institutions du langage (politique, littéraire, médiatique) qui, en la faisant circuler, l’interprètent et l’étiquettent. À chacune et chacun d’essayer de forger sa propre interprétation par rapport à ces catégories qui peuvent aussi bien guider que formater.


Laélia Véron et Karine Abiven sont les autrices de « Trahir et venger, Paradoxes des récits de transfuges de classe », paru aux éditions La Découverte, dont cet article reprend des éléments. Elles ont également organisé un séminaire de recherche sur les récits de transfuge qui donnera lieu à un colloque final au mois de juin.

Laelia Véron, Maîtresse de conférence en stylistique et langue française, Université d’Orléans et Karine Abiven, Enseignante-chercheuse en langue française et analyse du discours, Sorbonne Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.