Greta, Tableau en Art Polarisant. Anne-Lise King, Fourni par l'auteur
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L’art polarisant, ou comment créer de la couleur avec du scotch

L’art polarisant est une des rares techniques de colorisation qui n’utilise pas de pigment pour faire apparaître des couleurs.

En poussant la porte de l’atelier d’Anne-Lise King, le visiteur est d’abord surpris de découvrir l’artiste penchée au-dessus d’une table lumineuse, en train de découper et coller de vulgaires morceaux de rubans adhésifs, alors que les murs sont décorés de tableaux tout aussi transparents. On pourrait aisément se demander quel est l’intérêt esthétique de ces créations à l’aspect bien terne… Ce n’est qu’en chaussant des lunettes polarisées (par exemple des lunettes de cinéma 3D), que les couleurs de ces créations nous apparaissent dans toute leur splendeur, et que l’on comprend que les tableaux sont en fait des vitraux.

Création d’un tableau en art polarisant.

À ce stade, la plupart des observateurs (et lecteurs) néophytes se demandent sans doute : « mais où est donc la couleur si le scotch est transparent ? »

Eh oui, on se représente bien souvent la couleur comme une pigmentation de matière. Ici, il s’agit plutôt d’une question de sélection de longueurs d’onde. En effet, la lumière blanche (comme celle émise par le soleil ou, dans le cas qui nous intéresse, par la table lumineuse utilisée par l’artiste) comprend toutes les couleurs de l’arc-en-ciel mélangées, chacune caractérisées par sa propre longueur d’onde. Lorsqu’elles arrivent toutes en même temps et de façon anarchique, notre œil n’est pas capable de les distinguer.

Or, la technique de l’art polarisant va justement permettre d’opérer une forme de « rangement » entre toutes ces longueurs d’onde (c’est-à-dire ces couleurs), permettant ainsi de les séparer et de les visualiser. C’est ce qu’on appelle la polarisation de la lumière. Pour cela, l’art polarisant fait intervenir deux types d’éléments optiques : deux filtres polarisants (par exemple des lunettes polarisantes, vendues dans le commerce) et un matériau biréfringent (par exemple le ruban adhésif).

La polarisation de la lumière : les filtres

La polarisation de la lumière est un phénomène complexe connu depuis très longtemps. En fait, la lumière peut être modélisée soit par un faisceau de photons (des particules très énergétiques) soit par des ondes électromagnétiques (de même type, grosso modo, que les vagues qui se propagent sur une surface d’eau). Cette onde électromagnétique est elle-même composée de plusieurs composantes, dont le champ électrique qui nous intéresse dans la suite de l’article.

L’intensité du champ électrique varie de manière périodique au cours de la propagation du rayon lumineux, mais son orientation peut prendre n’importe quelle direction. C’est le cas pour les sources naturelles de lumière, comme le soleil. Mais il est possible de « sélectionner » les rayons lumineux en fonction de l’orientation de leur champ électrique, grâce à des filtres polarisants.

Schéma : Un rayon lumineux est représenté par deux courbes, l’une horizontale, et l’autre verticale. Un premier filtre avec une fente verticale est placé sur le chemin : les rayons horizontaux sont bloqués, seuls les verticaux passent. Un second filtre à fente horizontale est placé sur le chemin : les rayons verticaux sont bloqués, plus rien ne passe
Les filtres polarisants permettent de sélectionner les rayons lumineux en fonction de l’orientation de leur champ électrique. Géraldine Guida et Bruno Gallas, Fourni par l'auteur

Les dispositifs utilisés dans l’art polarisant jouent avec ce que l’on appelle la polarisation rectiligne. Un polariseur rectiligne est défini par un axe (la petite fente représentée sur la figure 1). Par exemple, si l’axe du champ électrique de l’onde est parallèle à l’axe du polariseur, l’onde n’est pas absorbée. Par contre, l’axe du champ électrique de l’onde est perpendiculaire à l’axe du polariseur, l’onde est complètement absorbée, c’est-à-dire qu’elle est invisible. Pour simplifier : le filtre polarisant empêche l’onde de passer, comme à travers une grille.

Mais le scotch, dans tout ça ?

L’importance du matériau biréfringent : le scotch

Dans un matériau biréfringent, la lumière ne se propage pas à la même vitesse selon les axes horizontal ou vertical : on dit que ce matériau est « dispersif ». Par exemple, la composante horizontale du champ électrique peut être freinée par rapport à l’autre, ce qui fait tourner le champ électrique. Au lieu d’avoir une polarisation rectiligne, on a alors une polarisation elliptique. Chaque onde étant modifiée de façon différente, cette polarisation elliptique est différente pour chaque couleur (et oui : les couleurs ne vont pas à la même vitesse dans le matériau !)

Schéma : Un rayon lumineux est représenté par une courbe horizontale. Un matériau biréfringent est placé sur le chemin : l’onde se divise en deux ondes, obliques par rapport à l’horizontal. Un filtre à fente verticale est placé sur le chemin : seule une partie des rayons peut passer
Les matériaux bi-réfringents modifient le champ électrique de la lumière. Géraldine Guida et Bruno Gallas, Fourni par l'auteur

Concrètement, du ruban adhésif, un film plastique étiré, le cristal de spath d’Islande… possèdent des propriétés de biréfringence.

Comment faire une œuvre d’art polarisant ?

L’art polarisant utilise toutes ces propriétés de polarisation de la lumière pour « dessiner » des tableaux.

La source de lumière est apportée par une table lumineuse. Un premier polariseur (placé derrière le tableau) détermine une polarisation rectiligne par rapport à l’axe optique du scotch.

Puis, le ruban adhésif transforme cette polarisation linéaire en polarisation elliptique, différente pour chaque couleur. La teinte finale dépend non seulement de l’épaisseur du matériau (du nombre de couches de scotch), mais aussi de leur orientation (si les rubans sont plus ou moins inclinés par rapport à la diagonale du cadre). En empilant différentes épaisseurs de rubans adhésifs orientées différemment les unes des autres, on obtient des jeux de couleurs différents et que l’on peut faire varier de multiples façons !

Enfin, le second polariseur (placé devant le tableau, qu’il s’agisse d’un filtre fixe, d’un filtre à tenir à la main ou encore d’une paire de lunettes polarisante) absorbe partiellement certaines gammes de couleurs. Le tableau devient alors visible. De plus, les couleurs apparaissent et changent progressivement en fonction des rotations des polariseurs.

En jouant tout à la fois sur l’empilement et l’orientation des portions de rubans adhésifs, et sur l’orientation des filtres, l’artiste peut alors créer une palette de couleurs lui permettant de laisser libre cours à son imagination.

Superposition de trois images. Image sans filtre : le papillon est transparent et incolore, on le distingue à peine. Images avec filtres : le papier est coloré, les couleurs changent selon l’orientation du filtre
Sur les photos ci-dessus, on peut voir une figure de papillon faite de morceaux de rubans adhésifs, sans filtre polarisant (photo de gauche) puis entre deux filtres polarisants rectilignes, dont les directions de transmission sont perpendiculaires (photo du milieu) et parallèles (photo de droite). Les teintes sont complémentaires d’une photo à l’autre : par exemple le vert devient du magenta, et le bleu devient du jaune lorsqu’on tourne un des deux filtres d’un quart de tour. Anne-Lise King, Fourni par l'auteur

L’art polarisant est une des rares techniques de colorisation qui n’utilise pas de pigment pour faire apparaître des couleurs. Elle apporte des solutions dans de nombreux champs d’application : cela permet d’innover dans le domaine du design (lampe aux couleurs changeantes), du spectacle (tour de magie, projections), de l’édition (création de cartes de vœux) l’architecture ou de la scénographie (baies vitrées décorées).


Cet article a été rédigé en collaboration avec Anne-Lise King, artiste plasticienne spécialiste de l’art polarisant. Les œuvres d’Anne-Lise King sont à découvrir au prochain salon d’art contemporain de la SIAC de Marseille, du 11 au 14 mars 2022.

Géraldine Guida, Maître de Conférence en optique électromagnétique, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières et Bruno Gallas, Chercheur en nanostructure et optique, Sorbonne Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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