"La surveillance ne se résume plus au contrôle du pouvoir."
Entretien avec Olivier Aïm, enseignant-chercheur au Celsa.
En Asie, aux Etats-Unis, en Europe, partout de nouveaux dispositifs de surveillance sont déployés pour investir les différents secteurs de notre vie. Encore peu étudiée en France, la notion de « surveillance » est de plus en plus présente dans les médias et notre quotidien. A travers son livre Les Théories de la surveillance1 , Olivier Aïm analyse ce phénomène complexe qui est devenu aujourd’hui un objet de recherche pluridisciplinaire à part entière, au cœur de notre société.
En quoi les nouvelles technologies ont-elles changé la nature de la surveillance ces dernières décennies ?
Olivier Aïm : Il y a toujours eu des techniques de surveillance et d'espionnage. Mais l'avènement des nouvelles technologies et l’augmentation du nombre de dispositifs (caméras, drones, compteurs connectés, puces RFID, etc.) ont changé la donne à la fin du XXe siècle. Avec la numérisation des données en bases, puis leur « algorithmisation » en profils, la nature de cette surveillance s’est transformée. Elle est devenue plus massive et moins visible.
Cette nouvelle surveillance, que l’informaticien Roger Clarke nomme « dataveillance », ne concerne plus uniquement des individus en marge de la société, mais les gens ordinaires. Elle s’est immiscée dans tous les champs de notre vie quotidienne (santé, sport, politique, travail, relations, etc.), faisant émerger une véritable « culture de la surveillance ».
Comment se traduit cette « culture de la surveillance » ?
O. A. : Dès les années 2000, la notion de « sousveillance » s’est développée pour désigner le fait que la surveillance n'est plus seulement subie, mais aussi agie et partagée. Pour le philosophe Michel Foucault, le pouvoir appartient à ceux qui détiennent la capacité de voir sans être vus, mais aussi de rendre visibles des éléments à la société. Avec les nouvelles technologies, la population accède à ce pouvoir et peut désormais repérer les signaux faibles, les signaler, mettre en lumière des faits, etc.
La surveillance ne se résume plus au contrôle du pouvoir qui surplombe une population passive, mais vient aussi d'en bas : « soyons vigilants ensemble », est-il rappelé dans les métros. Dans le monde professionnel, les open spaces invitent les employés à rentrer dans un jeu « d’entre-surveillance », de façon plus ou moins consciente. Le mouvement des « voisins vigilants », l'injonction à la transparence en politique, le journalisme citoyen qui vérifie les informations publiées, l’appel du Président de la République à une « société de la vigilance » sont autant d’exemples de cette incitation à une surveillance participative.
La « sousveillance » peut aussi revêtir une logique de contre-surveillance, comme en témoignent le conflit des images autour des pratiques policières, la révélation des scandales sociaux ou politiques, le bannissement de certains individus des espaces publics numériques, etc.
La pandémie actuelle marque-t-elle un nouveau tournant dans l’histoire de la surveillance ?
O. A. : L’histoire de la surveillance est intimement liée à celle des épidémies qui nécessitent de contrôler la propagation d’un virus dans une population et pour cela de gérer les déplacements, les corps, les contacts, etc. Avec la pandémie actuelle, les gouvernements du monde entier ont associé des formes archaïques de la gestion des populations (quarantaine, confinement, fermeture des frontières, etc.) à des formes plus technologiques de surveillance (drones, caméras thermiques, reconnaissance faciale, application de traçage).
En France, ces différents dispositifs ont été pointés par le laboratoire d’innovation de la CNIL en raison des dangers potentiels qu’ils faisaient courir aux libertés individuelles et collectives.
Pour autant, il faut résister aux paniques selon lesquelles la surveillance serait forcément négative et liberticide : tous surveillés, tous tracés, tous manipulés, etc. Il ne faut pas tomber dans la technophobie. Nous ne sommes pas dans un épisode de Black Mirror. Le traçage n'est pas la traque.
Au nom de certains bénéfices comme la sécurité, ne sacrifie-t-on pas trop facilement la vie privée ?
O. A. : Nous sommes pris dans une double postulation. Des dialectiques s'installent entre d’un côté l’envie de préserver notre vie privée et de l’autre le désir de sécurité, de visibilité, de confort, de rapidité, de bien-être, etc. Par exemple, pour garder la forme, nous sommes prêts à utiliser des objets connectés qui monitorent notre corps ou scannent ce que nous mangeons. Si certaines pratiques de la surveillance nous échappent, d’autres sont consenties, voire désirées.
C'est le paradoxe : nous sommes conscients d’être surveillés, suivis, tracés, mais non seulement il n'y a pas de mouvements massifs de protestation, mais au contraire, nous continuons de nous exposer, de jouer le jeu de l’auto-publication sur les réseaux, de consommer sur les plateformes en ligne. Qui se plaint vraiment de recevoir des recommandations adaptées à son profil ? Les GAFAM nous « calculent », à la fois dans le sens où nous faisons l’objet d'une analyse algorithmique et dans le sens où nous sommes l’objet d’une attention.
En 2011, l’ancien président de la CNIL, Alex Türk, annonçait la fin du concept de vie privée pour 2020 : où en sommes-nous en 2021 ?
O. A. : La théorie de la fin de la vie privée est à la fois une peur et une idéologie : peur d’être surveillés jusque dans notre intimité et en même temps incitation à tout dire de nous, à « jouer la carte de la transparence », comme en politique. Les GAFAM ont favorisé ce processus d’auto-publication en développant des espaces publics où tout le monde pouvait s'exprimer. Et aujourd’hui, il est difficile de résister aux injonctions sociales et technologiques de partager nos informations sur les réseaux pour se socialiser, trouver un emploi, etc. Surtout pour les jeunes.
Néanmoins, les travaux des ethnologues de la vie numérique montrent qu’il n'y a pas un abandon de la vie privée. Nous avons pris conscience de la « surveillabilité », c’est-à-dire du fait que toutes nos communications et actions sont potentiellement surveillables. Cela nous conduit à développer notre e-réputation, à cultiver une « bonne image » de nous sur les réseaux. Nous sommes entrés dans une économie de la visibilité personnelle. Les jeunes ont appris à mieux gérer les traces qu’ils laissaient sur les espaces publics numériques et à construire une image d’eux-mêmes adaptée à un monde social interconnecté.
Peut-on s’attendre à voir arriver en Europe un système similaire au crédit social chinois qui attribue une note à chaque citoyen en fonction de son comportement ?
O. A. : Le régime chinois n'est pas le régime français. Nous vivons en démocratie et sommes attachés aux valeurs de liberté. Mais la culture de la surveillance et l’accoutumance à lire le monde à travers les écrans, à monitorer, checker, scanner, scroller, watcher, etc, existent déjà en Occident. Le goût et les pratiques de la notation (de restaurants, d’hébergements, de services, etc.) nous construisent déjà comme acteurs de la surveillance. Serions-nous prêts à devenir nous-mêmes les objets de cette notation, comme c’est le cas avec le crédit social chinois ? Je ne sais pas. Nous sommes déjà soumis à des calculs de solvabilité par les banques et les assurances. Le passage de la solvabilité financière à la solvabilité sociale voire morale n'est peut-être pas si loin.