La solitude des agriculteurs : retour sur l’ambivalence d’une notion
Étudier le cas des professionnels du monde agricole en France et au Québec permet d’illustrer l’ambivalence de la solitude : la notion peut être tout à la fois bénéfique pour les professionnels, comme se révéler négative.
Ces dernières semaines la France, comme d’autres pays européens, a vu émerger une mobilisation massive d’agriculteurs et d’agricultrices. Réunissant des producteurs de filières différentes, une certaine solidarité dans la colère s’est rendue visible.
Dans le même temps, la journée mondiale des solitudes a eu lieu le 23 janvier dernier, se consacrant à la sensibilisation et à la mobilisation contre les solitudes. La solitude comme sentiment (se sentir seul) et comme pratique (être seul) comprend une histoire difficile à situer, ses significations sociales ayant évolué au fil du temps. On pourrait commencer l’entreprise par une tournure souvent proscrite car trop générale : de tout temps, les individus connaissent la solitude. Mais que signifie cette notion pour celles et ceux qui la vivent ?
Étudier le cas des professionnels du monde agricole peut permettre d’illustrer l’ambivalence de la solitude : la notion pouvant être tout à la fois bénéfique pour les professionnels, comme se révéler négative. Nous mêlons ci-dessous des résultats issus de deux terrains différents, au Canada (pour Mélissa Moriceau) et en France (pour Romain Daviere).
Une solitude valorisée
En pratique, la vie solitaire est restée longtemps interdite en société. L’historien français Georges Minois dans son Histoire de la solitude et des solitaires précise que dans les sociétés du Moyen Âge qui pensent l’individu depuis le collectif : nulle place pour la solitude, sinon comme une sanction à travers l’exclusion ou l’isolement qu’elle engendre.
Mais Georges Minois rapporte aussi que c’est à cette époque que la notion devient synonyme de pratiques spirituelles, faisant découvrir à nouveaux frais son sentiment. Au XIIIe, à travers la promotion de la lecture silencieuse, il note également le renouveau de la solitude.
Puis, à l’époque moderne, la notion devient surtout le produit d’un choix : une terminologie toujours à l’œuvre en philosophie. Alors d’usage dans des communautés religieuses, philosophiques ou des créateurs, le sens de la solitude se transforme jusqu’à signifier une manière d’être qu’il faut adopter. Avec la retraite choisie, la solitude est l’occasion non seulement de se découvrir soi, mais également de critiquer la société tout en prenant du recul. On comprend alors l’émergence des fameux récits sur la solitude, de Jean-Jacques Rousseau et ses rêveries au philosophe américain Henry David Thoreau et son projet politique mobilisateur.
La naissance d’un mal qui inquiète
Cependant, la solitude a moins bonne réputation qu’avant, en témoignent les dispositifs récents qui visent à lutter contre elle comme les ministères de la Solitude au Japon et au Royaume-Uni par exemple.
En France, selon le dernier rapport de la Fondation de France, 20 % de la population âgée de plus de 15 ans affirme se sentir seule.
Déjà, en 1849, le philosophe Alexis de Tocqueville constate que les âmes sont plus inquiètes chez les peuples des nouvelles démocraties, avec le risque que le développement des sociétés individualistes « ramène sans cesse [l’individu] vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur ». Dans ce contexte, le sentiment de solitude gagne du terrain depuis le siècle dernier.
En sociologie, de nombreux travaux étudient de manière inédite ce fléau en le délimitant selon certains groupes sociaux (les personnes âgées, les femmes, celles et ceux qui vivent seuls, entre autres). La difficulté réside dans la compréhension des solitudes modernes, universelles, mais contingentes, selon la position dans l’espace social.
Le solitude désirée des agriculteurs
Entre volonté d’autonomie et désir de reconnaissance, l’exemple des agriculteurs bretons et québécois est révélateur des différents sens que peut recouvrir la solitude.
Elle se rapporte parfois à une expérience positive et désirable, notamment lorsqu’elle se lie à l’envie de passer son temps à prendre soin des animaux.
« Ce que je préfère ? La liberté, être dehors. Les animaux. La nature quoi. Quand je dis dehors, c’est la nature. Personne sur mon dos. Juste moi et mes vaches. Je suis pas solitaire, mais faut prévenir si tu veux venir me voir. J’aime être seule » déclare Irène, 60 ans, éleveuse laitière en Bretagne quand on l’interroge sur son métier.
Les entrées dans la profession d’agriculteur sont souvent justifiées par cette quête d’autonomie : « être son propre patron », « prendre seul ses décisions », « être indépendant », « être libre » constituent de puissants attraits de la profession permettant de (re)définir, pour soi, ses conditions de travail.
Ce désir revendiqué d’autonomie, à la fois hiérarchique (mais aussi souvent alimentaire, voire énergétique), n’est pourtant pas synonyme d’autarcie. Loin d’être des ermites modernes, les producteurs agricoles cherchent à s’intégrer dans les communautés locales, que ce soit avec le voisinage ou la municipalité (au Québec comme en France) ou à travers l’installation à plusieurs, comme chez les agriculteurs français qui s’installent souvent à l’aide d’un parent. Au-delà des ressources qui deviennent accessibles (prêts de matériels, transmission des savoirs, entraide, etc.), l’effort vise à lutter contre le risque de l’expérience déplaisante de la solitude au travail.
« Tu fais tes récoltes le matin, tu n’as pas dit un mot à personne, et là le soir arrive, et je me demande si j’ai dit un mot à voix haute dans la journée » témoigne Claudia, 47 ans, ancienne gestionnaire de bibliothèque devenue productrice de fleurs comestibles au Québec.
« Je trais le lait seul. Le midi, des fois, je suis tout seul à manger. Ce n’est pas drôle. Même le soir de Noël, il faut traire. Tu quittes le repas de famille pour aller traire tes vaches. Tu n’as pas de vie. » Octave, 46 ans, éleveur laitier en Bretagne.
Expérience tantôt positive et valorisée, tantôt synonyme de souffrance au travail : la solitude expose déjà son ambivalence. Le sentiment d’isolement s’installant, celui-ci peut se conjuguer avec celui du manque de reconnaissance sociale.
Ce que la crise agricole révèle des contradictions entre objectifs socio-écologiques et compétitivité https://t.co/psded9BqZO pic.twitter.com/Z8jTciJS91
— The Conversation France (@FR_Conversation) February 3, 2024
Un besoin de reconnaissance
Les Français soutiennent majoritairement les professionnels mais l’impression d’être mal jugé persiste, les agriculteurs et les agricultrices appuyant souvent la déconnexion qui réside entre eux et les autres travailleurs. Cette situation s’exprime par exemple depuis un décalage entre un sentiment d’auto-exploitation des agriculteurs pour produire à des prix accessibles et la dévaluation de la valeur des produits et, par extension, du travail de certains producteurs (comme celles et ceux en agriculture biologiques par exemple) :
« Les agriculteurs s’exploitent beaucoup. On porte un espèce de fardeau. On travaille comme des dingues pour un salaire de crève-faim pour essayer d’offrir des produits le moins cher possible à des gens qui ne reconnaissent pas vraiment la valeur des produits qu’on leur offre. » (Anthony, 27 ans, ancien étudiant en communication maintenant producteur de fleurs au Québec)
Or, en milieu agricole, le sentiment de reconnaissance évoqué constitue une source de rétribution majeure et un puissant facteur d’engagement au travail. Chez les agriculteurs, la reconnaissance participe à compenser les aléas et certains aspects négatifs du métier tels que l’isolement, la surcharge de travail, le stress, etc. La reconnaissance au travail vient en effet rééquilibrer les efforts, les engagements et les sacrifices donnés dans le travail. C’est aussi ce que souligne la sociologue Catherine Négroni : la souffrance n’est plus vaine lorsque les efforts et les doutes sont reconnus, laissant alors la place aux solitudes positives.
Romain Daviere, doctorant en sociologie, Sorbonne Université et Melissa Moriceau, docteure en sociologie, Université de Montréal
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.