La Saint-Nicolas est aussi une fête de la diversité linguistique et culturelle
Mathieu Avanzi, Sorbonne Université
À l’intérieur de l’Hexagone comme à l’intérieur des autres régions de la francophonie d’Europe (Belgique, Suisse), les journaux, radios, télévisions et autres médias de l’internet diffusent un français relativement standard et uniforme. Si bien que l’on pense parfois que la langue française ne permettrait pas de rendre justice à la diversité des traditions qui a caractérisé le pays pendant des siècles. Dans Comme on dit chez nous, le grand livre du français de nos Régions (octobre 2020, éditions Le Robert), nous avons commenté des centaines de cartes permettant de montrer qu’au 21e s., les français régionaux gardaient encore les traces de nos provinces aujourd’hui disparues.
En ce début de mois de décembre, qui initie la traditionnelle période des fêtes, nous avons eu une bonne occasion pour rappeler qu’en France, la Saint-Nicolas n’était célébrée que sur une partie du territoire, et qu’elle était même associée à des débats linguistiques dignes du match pain au chocolat vs chocolatine…
Qui sont ces francophones qui célèbrent la Saint-Nicolas ?
La Saint-Nicolas est une fête chrétienne, qui met en scène Nicolas de Myre (qu’on appelle plus généralement saint Nicolas), et son méchant compagnon, le Père Fouettard (Zwarte Piet en néerlandais). Dans l’est de l’Europe, la Saint-Nicolas est surtout fêtée dans les pays à tradition orthodoxe (Chypre, Grèce, Pologne, Russie, etc.) et dans les pays de tradition (partiellement) catholique se rattachant historiquement ou géographiquement à l’Empire germanique (Allemagne, Autriche, Belgique, Luxembourg, Pays-Bas, Suisse). En France, les régions où l’on célèbre la Saint-Nicolas les plus souvent mentionnées comprennent le Grand Est, les Hauts-de-France et l’ex-Franche-Comté.
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Les données collectées dans le cadre des enquêtes conduites dans le cadre du programme de recherche Français de nos Régions nous ont permis d’établir précisément la vitalité et l’aire d’extension du phénomène dans la francophonie d’Europe.
La carte ci-dessous a été établie sur la base des réponses de plus de 11 500 internautes ayant déclaré avoir passé la plus grande partie de leur vie en Belgique, en France ou en Suisse ; et à qui l’on a présenté l’instruction suivante « Le 6 décembre de l’an, c’est la Saint-Nicolas. Faites-vous quelque chose de spécial (distribution de cadeaux ou friandises aux enfants, p. ex.) pour célébrer cet événement ? »
Nous avons calculé le pourcentage de réponses positives pour chaque arrondissement de Belgique, de France et de district en Suisse, et fait varier leur couleur en fonction de la valeur des pourcentages (plus la couleur est froide, plus le pourcentage de participants ayant indiqué célébrer la Saint-Nicolas est bas ; inversement, plus la couleur est chaude, plus le pourcentage de participants ayant déclaré fêter l’événement est important). Nous avons enfin utilisé la méthode du krigeage pour colorier la surface de la carte, de façon à obtenir une représentation lisse et continue du territoire.
Si les données de notre enquête valident en partie les descriptions disponibles ailleurs, elles permettent de délimiter, avec une précision jamais atteinte jusque-là, l’aire d’extension de cette coutume, de même que sa vitalité à travers les régions francophones. On peut ainsi voir que les francophones d’Europe qui célèbrent la Saint-Nicolas sont tous établis sur un croissant nord-oriental dont les pointes vont de l’ancienne région Nord-Pas-de-Calais à la Suisse romande.
Männela ou männele ?
À la Saint-Nicolas et jusqu’à l’épiphanie, les boulangers en activité dans les régions où l’on fête Nicolas de Myre fabriquent de petites pâtisseries briochées en forme de petits bonshommes dans l’est (du duché du Luxembourg à la Suisse romande, en passant par la Lorraine, l’Alsace et la Franche-Comté).
Dans le nord de la francophonie d’Europe, de la Wallonie au Nord-Pas-de-Calais, ces petits pains prennent la forme de petits Jésus emmaillotés.
Ces viennoiseries, vendues natures, au sucre, aux raisins secs ou aux pépites de chocolat, changent non seulement de forme mais également de nom en fonction des régions où elles sont commercialisées.
D’ailleurs, chaque mois de décembre, les dénominations de ces petits pains déclenchent de petits séismes chez les utilisateurs des réseaux sociaux établis dans le grand nord-est de la France et la Wallonie…
Sur le plan de la géographie linguistique, il n’existe que des cartes locales donnant à voir la répartition locale des formes dans les parlers wallons encore parlés au début du 20e s. (Atlas linguistique de la Wallonie, t. 3, carte 70) ou dans le français régional de Belgique.
Les enquêtes que nous avons conduites nous ont permis de cartographier l’aire de chacune des dénominations relatives à ces viennoiseries, en tenant compte cette fois-ci de la totalité des régions francophones où l’on célèbre la Saint-Nicolas. En pratique, la carte ci-dessous a été réalisée à partir de deux enquêtes, chacune réunissant plus de 12 500 répondants.
Dans l’une et l’autre enquête, les questions portaient sur les dénominations du bonhomme ou de la brioche de Saint-Nicolas. Les internautes devaient indiquer s’ils connaissaient le référent, et, le cas échéant, dire quelle(s) étai(en)t la ou les variantes qu’ils utilisaient le plus communément pour le dénommer.
Nous avons calculé le pourcentage de chacune des réponses reçues pour chaque arrondissement de Belgique, de France, du Luxembourg et de district en Suisse, et conservé la réponse qui avait obtenu le pourcentage le plus haut. Des méthodes d’interpolation ont ensuite été utilisées pour colorer la surface de la carte de façon uniforme. Lorsqu’il était clair qu’une variante était largement minoritaire par rapport à l’autre, nous avons représenté cette information au moyen d’un petit carré sur la carte. Au total, nous avons pu faire figurer sur la carte 16 variantes différentes.
Dans l’est de la France, la fracture la plus évidente sépare le Haut-Rhin (männala) de la région englobant le Bas-Rhin et la Moselle (männele) : à l’origine, c’est un même mot alsacien signifiant littéralement « petit homme » (où Männ- : « homme », -le : suffixe diminutif), dont la prononciation diffère.
Toujours au rayon des emprunts aux parlers germaniques, signalons la forme grittibänz sporadiquement utilisée dans les cantons de l’arc jurassien romand (où Benz est le diminutif du prénom « Benoît », naguère synonyme en suisse-alémanique du mot « homme » ; Gritte, « fourche » et p. ext. « jambes écartées » dans ces mêmes dialectes) ; ainsi que boxemännchen, employé dans le duché du Luxembourg et emprunté au parler local sans avoir été adapté (où box- = « petit boîte », -männ- (= « homme » et -chen = « joli, mignon », soit « petit bonhomme dans une boîte »). Quant au folard dunkerquois, c’est un emprunt au flamand volaeren qui signifie… crotte ! (D’ailleurs on trouve dans le coin des attestations de « pain à crotte » !)
Un certain nombre de variantes n’appellent pas de remarques particulières, puisque le choix du mot s’explique en raison de l’aspect de la viennoiserie.
C’est notamment le cas à Liège, comme en Suisse romande, des formes bonhomme et bonhomme de/en pâte, mais aussi de la forme jean-bonhomme (rappelons que le prénom Jean était le prénom le plus couramment donné à des hommes jusque dans les années 50) que l’on rencontre en Haute-Saône, dans le nord du Doubs et dans le Territoire-de-Belfort. Le tour Petit Saint-Nicolas en Lorraine fait référence au caractère miniature de la viennoiserie (on dit aussi parfois qu’il ferait référence aux enfants de Saint-Nicolas). Quant au composé pain de jésus qui survit sporadiquement sur la frange occidentale de la Lorraine (départements de la Marne et de l’Aube, essentiellement), il s’explique par la ressemblance entre la viennoiserie et l’enfant star de la crèche.
Ailleurs, les liens entre forme de la viennoiserie et choix de dénomination sont moins transparents.
C’est notamment le cas dans les Vosges, où il faut savoir que le mot coualé, emprunté aux parlers locaux signifie « tordu ». Dans le Nord-Pas-de-Calais et le Hainaut belge, le mot coquille est employé par analogie avec l’enveloppe dans laquelle le petit Jésus est emmailloté.
La Wallonie est divisée entre les partisans du cougnou (aire dialectale wallonne, à l’ouest) et les partisans de la cougnole (aire dialectale picarde, à l’est). Comme les variantes cugnole et quéniole, en usage de l’autre côté de la frontière (de même que la forme quénieu attestée naguère en Champagne ne semble désormais plus en usage), cougnou et cougnole continuent un type wallon/picard cougn, à rapprocher du français coin. Comme le rappelle Michel Francard dans l’une de ses chroniques, ces dénominations remontent toutes à la forme originelle de la pâtisserie. Avant d’avoir l’aspect qu’on lui connaît aujourd’hui (pain de forme oblongue composé de deux boules), les cougnous et autres cougnoles avaient la forme d’un losange, c’est-à-dire d’un double coin.
Le mot de la fin
Pendant des siècles, les langues ancestrales que parlaient nos arrière-grands-parents (qu’on appelle encore parfois, de façon péjorative, patois ou dialectes) ont fidèlement reflété les différences entre les modes de penser et de vivre des habitants d’une même région. Aujourd’hui, ces langues ne sont presque plus transmises, mais les traditions et le folklore local n’ont pas disparu. Et contrairement à ce que l’on croit, le français que l’on parle ici et là en garde les traces. Car comme les autres langues de grande diffusion que sont l’anglais et l’espagnol, partout tout où il est parlé, le français varie. Les dictionnaires de référence ne rendent pas toujours justice à cette variation. C’est pourquoi il est important de continuer à documenter ces phénomènes locaux.
Mathieu Avanzi, Maître de conférences en linguistique francaise, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.