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A la recherche des origines du langage

Le langage articulé serait le propre de l'espèce humaine. Mais quand et comment cette capacité est-elle apparue au cours de notre évolution ? C'est la question fascinante qu'explore le projet de recherche interdisciplinaire Origins of Speech porté par la paléoanthropologue Amélie Vialet au sein de l'Institut des sciences du calcul et des données (ISCD). Le défi ? Reconstituer, à partir de fragments osseux et de modélisations numériques, les muscles de la langue de ces espèces humaines disparues, mais aussi tenter de redonner un visage à nos lointains ancêtres.

Une quête à travers les fossiles humains

Fondement de la communication, de la culture et de la pensée abstraite, le langage est sans doute l'une des caractéristiques les plus singulières de l'être humain. Cependant, percer les mystères de son émergence dans l'histoire de l'évolution reste un défi majeur pour la science. « La production de la parole implique de nombreux organes et tissus mous, comme le cerveau, la langue ou le larynx, qui ne se fossilisent pas. Par conséquent, nous ne disposons que de preuves indirectes de l’existence du langage chez les espèces humaines disparues, explique Amélie Vialet, paléoanthropologue au Muséum national d'Histoire naturelle et directrice du projet.

Il est assez facile, selon la chercheuse, d’affirmer que les anciens Homo sapiens maîtrisaient le langage articulé car leur anatomie est très proche de la nôtre et leurs productions matérielles montrent un degré d’élaboration technique et d’abstraction comparables aux nôtres. En revanche, il est plus compliqué de le prouver pour des périodes plus anciennes. Les individus qui ont vécu il y a 500 000 ans ont laissé des traces plus éloignées de nous à la fois sur le plan anatomique et culturel. « Ils n’ont pas de menton, leur front est aplati, et ils ont un épais bourrelet au-dessus des orbites, souligne Amélie Vialet. Par ailleurs, les indices de cette fameuse capacité d’abstraction que nous déduisons de leurs productions matérielles sont moins spectaculaires que les peintures rupestres des premiers Homo sapiens, bien que certains de leurs comportements puissent être qualifiés de symboliques. »

L’analyse des crânes fossiles de ces lointains parents apporte des informations sur leur cerveau, comme la présence d’une petite protubérance dans le lobe frontal connue sous le nom de « cap de Broca » et considérée, depuis le XIXe siècle, comme le centre du langage articulé. « Or nous retrouvons aussi cette structure chez nos cousins les plus proches, comme les gorilles et les chimpanzés, ainsi que chez des primates plus éloignés comme les babouins. Sa présence n’implique donc pas forcément la production de la parole articulée », affirme la paléoanthropologue.  
 

Fouilles dans la grotte de Tautavel © Denis Dainat/EPCC-CERP Tautavel

La chute des paradigmes traditionnels

Et pour cause, le langage repose sur de nombreux organes, pas seulement sur cette région cérébrale. Dans les années 1960, l'anatomiste Philipp Lieberman a proposé que la position basse du larynx chez les humains permettait la production de sons variés, contrairement aux quadrupèdes, dont le larynx plus haut limiterait cette capacité. Cette théorie a longtemps été utilisée pour expliquer pourquoi seuls les Homo sapiens pouvaient articuler des sons complexes.
« Ce paradigme est désormais largement remis en question, affirme Amélie Vialet. Les études récentes sur les vocalisations de primates non humains, comme les babouins, montrent qu’ils peuvent produire des mouvements de la langue similaires à ceux nécessaires pour articuler certaines voyelles de base. Cela suggère qu’ils pourraient être physiquement capables d'articuler des sons comparables à ceux des humains actuels. »

De la nécessité de l’interdisciplinarité

Dans ce contexte de nouvelles voies de recherches, le projet Origins of Speech a vu le jour en 2017, avec pour ambition de reconstituer les tissus mous, en particulier la langue, à partir des fossiles humains. « Nous avons réuni des experts de diverses disciplines, dont des mathématiciens spécialisés dans la modélisation, des biomécaniciens, des primatologues, des bioacousticiens et des paléoanthropologues », précise Amélie Vialet.

La première étape du projet a consisté à créer un modèle biomécanique de la langue de ces espèces humaines disparues. Pour cela, Amélie Vialet s’est associée à des chercheurs de l’université de Grenoble. « Depuis 30 ans, nous modélisons la langue humaine, un organe extrêmement complexe, constitué de 17 muscles, pour assister les chirurgiens dans leurs interventions », explique Yohann Payan, directeur de recherche au CNRS à l’université de Grenoble et spécialiste de la biomécanique et de la reconstitution numérique des tissus mous. « L’idée était de transposer ce modèle sur les crânes fossiles de différentes espèces humaines afin de tester leurs capacités vocales et de comprendre comment l’anatomie de la langue a pu évoluer au fil du temps », explique-t-il.

Cependant, il restait une question majeure : le modèle biomécanique de langue développé par les chercheurs de Grenoble pouvait-il être adapté à des anatomies différentes de celle d'Homo sapiens ? Pour répondre à cette question, les chercheurs ont choisi de tester leur modèle sur le babouin, un primate dont la morphologie est très éloignée de la nôtre. « Nous avons montré que même avec une anatomie très différente, on arrivait à reconstruire les parties molles de la cavité buccale avec un niveau de précision suffisant », affirme Yohan Payan. Ils ont également travaillé en collaboration avec des primatologues, comme Marion Laporte qui étudie les mécanismes de production vocale chez les primates non humains, notamment les chimpanzés, les bonobos et les babouins.

La première reconstitution de langue d’un humain fossile

Forts de ces résultats encourageants, les chercheurs ont appliqué leur modèle à des fossiles humains, notamment à Arago 21, un spécimen vieux de 450 000 ans découvert dans la grotte dite la Caune de l’Arago à Tautavel. « Cet individu est le plus ancien trouvé en France et pourrait être lié à l’origine de la lignée néandertalienne, qui s’est développée par la suite. Pour la première fois, nous avons recréé les tissus mous d’un fossile mais il s’agit surtout d’un modèle biomécanique très précis qui pourra être activé pour produire des sons », se réjouit la paléoanthropologue. Les premières observations sont déjà très parlantes. La langue de l’individu dit Arago 21 (une face découverte en 1971), bien que faisant partie du genre Homo présente des différences significatives par rapport à celle de l’Homo sapiens actuel. Elle est légèrement plus basse et plus allongée, des caractéristiques qui sont cohérentes avec la morphologie du fossile, en position ancestrale par rapport aux Néandertaliens connus pour leur face projetée vers l'avant et leur crâne allongé vers l’arrière.
 

De droite à gauche : Langue d'un babouin, langue de Arago 21, langue d'un homme actuel ©MNHN

Au-delà de la langue : reconstituer le visage d’un homme préhistorique

Mais le projet Origins of speech ne se limite pas à la modélisation de la langue. Il s'intéresse également à la reconstitution du visage des humains fossiles. Nicolas Leys, ingénieur en visualisation scientifique à l’ISCD, explique : « Nous avons eu l'idée d'appliquer aux humains préhistoriques, comme celui d’Arago 21, les techniques de reconstruction faciale développée il y a quelques années, par la chaire Facile. Cette chaire de recherche pluridisciplinaire de l’ISCD, réunissant médecins, mathématiciens, et experts en modélisation 3D, avait développé un algorithme capable de générer un visage à partir d'un crâne, en utilisant une base de données de couples crâne-visage. »

Pour mener à bien cette reconstitution faciale, les chercheurs et ingénieurs ont d’abord dû obtenir un crâne numérique complet. « En archéologie, les fossiles sont souvent incomplets, déformés, et leur restauration mobilise les techniques de l’anthropologie virtuelle », explique Amélie Vialet. Il s’agit littéralement de puzzles osseux que nous pouvons grâce au modèle 3D repositionner avec précision. » Cette étape est cruciale pour garantir que les modélisations soient fidèles aux réalités paléontologiques. C’est le travail de Florent Goussard, ingénieur en imagerie 3D au Centre de recherche en paléontologie de Paris (MNHN, CNRS, Sorbonne Université) : « Mon rôle consiste donc d'abord à reconstituer les crânes fossiles, souvent fragmentés et déformés, pour les rendre aussi complets que possible. J'utilise pour cela un logiciel de modélisation 3D. Une fois cette étape réalisée, il reste des informations manquantes, notamment au niveau des dents, souvent perdues lors de la fossilisation, et que j’ajoute virtuellement ».

 

Modélisation du crâne d'Arago 21 - © Florent Goussard - MNHN/ISCD

Une fois le crâne complété, Nicolas Leys utilise l'algorithme "Facile" pour recréer un visage numérique dépourvu de caractères secondaires. Cependant, cet algorithme, basé sur des données de crânes modernes, ne tient pas compte des particularités des fossiles néandertaliens. Par exemple, il conserve un front et un menton qui n'existent pas chez ces espèces. Florent Goussard doit alors de nouveau intervenir pour adapter ces reconstitutions. « Je corrige les éléments essentiels en ajoutant un épais bourrelet au-dessus des yeux, absent chez les Homo sapiens, en effaçant le menton et en allongeant la forme du crâne pour obtenir un visage plus fidèle à l’anatomie néandertalienne », précise-t-il.

Cette approche permet de déconstruire les stéréotypes et d'offrir une vision plus réaliste de nos ancêtres. « Les premières reconstitutions que nous avons réalisées avec ce modèle 3D montrent des visages préhistoriques avec une apparence plus naturelle, et des traits parfois plus fins que ce que l'on imaginait. Ils diffèrent des représentations artistiques traditionnelles, souvent très musclées ou très robustes », note la paléontologue.

 

Modélisation avec l'algorithme Facile du visage d'Arago 21 à partir de son crâne reconstruit numériquement © Nicolas Leys et Florent Goussard - ISCD/MNHN

Perspectives

Le projet Origins of Speech ouvre de nouvelles voies pour comprendre l'évolution du langage humain en passant par une approche directe de la langue, le principal organe concerné. Cette première étape a permis de mieux cerner ses spécificités chez les humains fossiles. « La prochaine phase de notre recherche consistera à activer ces modèles biomécaniques pour déterminer quels types de sons ces individus auraient pu émettre », indique Amélie Vialet. Après avoir étudié les fossiles de Néandertaliens anciens comme Arago 21 et d'autres espèces proches de l'Homo sapiens, l’équipe espère également élargir ses recherches à des ancêtres plus anciens encore, tels que les Australopithèques. « Ces fossiles, datant de 3 millions d'années, présentent une morphologie encore plus éloignée de la nôtre. Nous avons maintenant des outils qui nous permettront d'explorer leurs capacités vocales et peut-être de changer radicalement notre compréhension de l'évolution du langage », conclut la chercheuse.