La place des femmes dans les métiers du numérique
Alors que les offres d’emploi dans le numérique foisonnent, les femmes n’occupent que 30% des postes de ce secteur. Comment expliquer cette sous-représentativité des femmes ? Éléments de réponse avec Virginie Julliard, professeure des universités en sciences de l’information et de la communication et spécialiste des questions de genre.
On compte peu de femmes dans les études et les métiers du numérique. Pourtant les débuts de l’informatique étaient marqués par une relative parité. Comment ce déséquilibre s’est-il installé ?
Virginie Julliard : Il n’y a pas de réponse univoque. À la fin du XIXe, l’évolution de l’éducation des filles, la réforme du système de dot puis le départ des hommes à la guerre encouragent les femmes à faire des études plus longues et à entrer dans des carrières d’enseignantes ou d’employées des télécommunications. Elles constituent une main d’œuvre qualifiée moins chère que la main d’œuvre masculine. Dans le secteur de l’informatique, les femmes, ingénieures et mathématiciennes, occupent une place importante, notamment aux États-Unis, jusque dans les années 1960. Puis leur proportion décroît.
Si, avec le temps, les filles accèdent plus facilement aux études supérieures, elles sont assez peu poussées vers des études scientifiques qui leur permettraient d’atteindre des carrières en informatique. De nombreuses enquêtes montrent que la construction sociale des technologies est genrée. La moindre appétence des filles pour les filières informatiques s'expliquerait notamment par la façon dont les technologies ont pu être considérées. Les sciences dites « exactes » (mathématiques, physique, etc.) sont perçues comme s’opposant aux espaces de réalisation féminine dans l’imaginaire collectif (reproduction, soin aux enfants, intérêt pour la nature, le vivant). Et ces stéréotypes perdurent encore aujourd'hui.
La sociologue Josiane Jouët a montré que les femmes se sont à nouveau rapprochées de l'informatique avec le développement des outils de bureautique, puis lorsque l’informatique est devenue une technologie de communication avec l’apparition des messageries, notamment. Dans la sphère privée, cependant, Laurence Ledouarin souligne que l’homme adulte conserve un accès privilégié aux objets technologiques et à l’ordinateur familial.
Dans les années 70-80, certains ont vu dans l’explosion de l'informatique une possibilité d’émancipation pour les femmes, n’est-ce pas ?
V. J. : Effectivement, des travaux sociologiques ont mis en avant le fait qu’Internet pouvait favoriser le développement de nouvelles formes de féminisme (cyberféminisme). Les chercheuses ont vu dans le développement du web une occasion de porter autrement leurs revendications, et d’instaurer des espaces d’entre soi (forums). Pour d’autres, Internet (et les sites de rencontre par exemple) constitue un territoire d’incivilité, voire de violence, favorisée par l’anonymat.
Peut-on dire que les technologies numériques sont « genrées » ?
V. J. : Oui. D'abord, il y a un impensé : les concepteurs de sites web et d'outils numériques constituent un groupe assez homogène socialement, en termes de genre, etc. Ils imaginent le plus souvent que leurs publics leur ressemblent, qu’ils ont les mêmes habiletés techniques et ils ne pensent pas aux publics différents d’eux. Et lorsqu’ils y pensent, c’est le plus souvent de manière stéréotypée. Par conséquent, les solutions techniques qu’ils proposent ne correspondent pas forcément aux attentes des différents utilisateurs et utilisatrices. Plus grave, elles introduisent parfois des biais.
Ces biais peuvent être de différents ordres. Prenons l’exemple, très médiatisé, d’une grande entreprise d'ingénierie qui s’est appuyée sur l’intelligence artificielle pour recruter ses futurs collaborateurs. Pour entraîner l’algorithme, les concepteurs lui ont fourni les CV des personnes recrutées depuis plusieurs décennies. Comme la très grande majorité des personnes étaient des hommes, l’algorithme a intégré que le genre était une variable discriminante pour le recrutement et a écarté systématiquement les femmes. C’est ce que l’on appelle un biais de sélection des données d’apprentissage. Les concepteurs n’avaient pas conscience du caractère genré de l'accès à certains métiers, et n’ont donc pas paramétré l’algorithme pour tenir compte de ce biais historique. Or, si nous n'avons pas conscience des normes implicites avec lesquelles nous vivons, cela créé une norme que les machines apprennent et reproduisent.
Avec votre doctorant Thibault Grison, vous avez obtenu un financement du Sorbonne Center for Artificial Intelligence (SCAI) pour conduire une recherche sur la discrimination algorithmique. Expliquez-nous.
V. J. : Les biais sont nombreux. Ils concernent le recrutement homogène des concepteurs (favorisant la reproduction des stéréotypes) ou encore la sélection des données d’apprentissage. Ils touchent les femmes, mais aussi les minorités sexuelles, ethno-raciales, etc. Les algorithmes de modération utilisés par les réseaux sociaux pour lutter contre la pornographie ou la « haine en ligne » suppriment ainsi de nombreux contenus non problématiques, mettant en péril la liberté d’expression de catégories déjà fragilisées. Par exemple, ces algorithmes recherchent de grandes surfaces de peau nue sur les photos pour détecter des images pornographiques. On s’est aperçu que cela avait eu pour effet de supprimer des photos de personnes considérées comme « grosses » alors même qu’elles n’avaient rien de pornographique. Et des exemples comme celui-ci ne manquent pas.
Virginie JulliardDe nombreuses enquêtes montrent que la construction sociale des technologies est genrée.
Comment rétablir, selon vous, une représentation homogène des femmes et des hommes dans les études liées au numérique ?
V. J. : Concernant l’orientation, la sociologue Catherine Marry, a montré qu’il y avait deux ressorts puissants pour encourager les filles à embrasser les carrières scientifiques : d’une part la valorisation des résultats scolaires par les parents, et d’autre part le fait d'avoir un modèle féminin qui ait suivi ces études. Par ailleurs, il est important de veiller à ne pas avoir, au moment de l’orientation, un discours qui contribue à donner le sentiment aux jeunes filles que la sphère technique et scientifique ne serait pas quelque chose de « naturel » pour elles.
Aujourd’hui plusieurs associations, dont Femmes et sciences, Femmes et ingénieurs et Femmes et mathématiques, ont développé des actions pour lutter contre les stéréotypes de genre en sciences. Elles organisent notamment du mentorat dans les écoles, collèges et lycées pour donner envie aux jeunes filles de se diriger vers ces filières et leur montrer que c'est possible.
De nombreuses lois ont instauré des obligations en matière de mixité et d’égalité professionnelle. Est-ce suffisant dans le secteur du numérique ?
V. J. : L’inclusion des femmes (et des personnes issues des catégories raciales minoritaires) dans les métiers du numérique est nécessaire. Les entreprises du secteur y voient d’ailleurs un intérêt pour se construire une bonne image publique. Dans les faits, il n’est pas évident pour les femmes et les catégories minoritaires d’imposer un changement de valeurs s’il n’y a pas de véritable volonté et des actions conséquentes de la part des entreprises. Reste que les femmes et les catégories minoritaires peuvent envisager d’autres pratiques d’utilisateur et utilisatrice.
Cette inclusion doit s’accompagner d’une prise de conscience. Celle-ci s’appuie notamment sur la recherche en sciences humaines et sociales, la mobilisation, les médias, mais aussi la conception de solutions informatiques. La spécialiste en intelligence artificielle, Aurélie Jean, alumna de Sorbonne Université, plaide, par exemple, pour le développement d’outils informatiques permettant de contrôler les biais algorithmiques.