

La liberté académique américaine en danger : un enjeu mondial
Entretien avec le sociologue Michel Dubois

Depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, la communauté scientifique américaine fait face à une offensive sans précédent : suppression massive de contenus en ligne, coupes budgétaires, licenciements et autocensure. Entre recul des financements et réécriture du réel par l’éviction de certains termes, quelles conséquences pour la recherche ? Dans cet entretien, le sociologue Michel Dubois décrypte les mécanismes en jeu et les résistances qui émergent face à cette attaque contre l’indépendance scientifique.
Des actions telles que la suppression de milliers de pages web, des coupes budgétaires, des licenciements ont été rapportées aux USA. Pouvez-vous détailler ces mécanismes et leurs impacts sur la communauté scientifique ?
Michel Dubois : Depuis le retour de Donald Trump à la Maison blanche, la communauté scientifique et universitaire fait face à une offensive systématique. A l’échelle des agences fédérales, les budgets de fonctionnement sont coupés, les agents fédéraux sont licenciés par milliers, les dispositifs réglementaires qui contraignent les activités économiques et industrielles sont démantelés. Sur instruction de Trump, l’Agence de protection de l'environnement (EPA) des États-Unis a par exemple annoncé le gel des fonds de recherche comme la fermeture du Bureau de la justice environnementale et des droits civiques.
Mais cette offensive n’est pas qu’économique. Elle repose aussi sur l’idée que les universités et les organismes de recherche sont des adversaires idéologiques. Il s’agit de contester leur monopole revendiqué sur la définition de ce qui est vrai et de ce qui ne l’est pas. D’où cette liste de mots « déconseillés » par l’administration Trump pour l’ensemble des acteurs publics des États-Unis, sans distinction. Même si une liste un peu plus courte existait déjà pendant le premier mandat de Trump, cette nouvelle liste élargie, qui comprend près de 200 mots, a des répercussions plus marquées, entrainant notamment le gel des projets utilisant ces termes ou encore le retrait des pages web d’information au public.
Quelques chiffres
• Les instituts nationaux de santé (NIH) ont licencié 1200 employés
• L’agence météorologique et océanographique s’est séparée de 10% de ses effectifs
• La Nasa a annoncé la fermeture de 3 de ses départements
• 400 millions de dollars de subventions fédérales ont été retirées à l’université de Columbia
• 8000 pages web publiques supprimées
(source : lemonde.fr)
Quel est l'objectif de cette suppression massive de données et de publications scientifiques ?
M. D. : Le premier objectif de l’administration Trump est de « dégraisser » autant que possible l’État fédéral. Les grands entrepreneurs de la tech, conviés à la cérémonie d’investiture du 20 janvier, sont largement imprégnés d’une culture libertarienne, prônant le marché libre et l’innovation individuelle. Ce qui n’empêche pas par ailleurs qu’ils puissent chercher à bénéficier des aides publiques ou à collaborer avec l’État pour des contrats lucratifs.
Un autre objectif est d’invisibiliser certains aspects, jugés problématiques, de la réalité. La liste des mots déconseillés dessine la carte du réel que l’administration Trump refuse de voir. L’exclusion de mots comme « diversity », « equity », « inclusion » tend à limiter tout discours favorisant l’inclusion et l’équité. L’interdiction de « gender », « non-binary », « transgender » a vocation à limiter la reconnaissance des identités de genre et des droits des personnes transgenres et non binaires. De même bannir des mots comme « racisme », « oppression », « systemic » manifeste une volonté d’empêcher l’étude des inégalités, ainsi que de l’impact des structures sociales sur les discriminations. L’éviction de mots tels que « health disparity », « trauma », « vulnerable populations » tend à minimiser la prise en considération des inégalités en matière de santé, en particulier pour les groupes marginalisés. Enfin, la censure de « climate crisis », « clean energy », « pollution » illustre le climato scepticisme de l’administration Trump, alignée sur les intérêts de l’industrie fossile.
L’agenda techno-scientifique de Trump est clairement pro-business, comme le montre la composition du Comité des conseillers du président pour la science et la technologie (PCAST) avec Michael Kratsios et David Sacks, tous deux issus du monde des affaires. Mais ce qui se joue en ce moment dépasse très largement le simple business as usual : il s’agit tout à la fois de restreindre autant que possible la capacité des scientifiques et des experts à produire un savoir indépendant, de façonner les cadres idéologiques du débat public en contrôlant l’accès aux données et aux informations, et si possible de marginaliser un peu plus des groupes sociaux déjà marginalisés et limiter l’étude des inégalités.
Quels sont les impacts directs de cette ingérence politique sur la recherche en climatologie, en santé publique ou en sciences sociales sur les citoyens américains ?
M. D. : La réduction du financement, la manipulation des données, l’affaiblissement des agences, les pressions idéologiques, etc. En quelques mois, ces mesures auront des répercussions durables sur la société. Robert Kennedy, nouveau ministre de la santé et opposant aux vaccins, faisait récemment la promotion de l’huile de foie de morue pour lutter contre l’épidémie de rougeole au Texas. Fin janvier, un projet de loi du Sénat du Dakota du Nord proposait d’imposer l'intelligent design dans les programmes scolaires des élèves du primaire et du secondaire. Début février les législateurs du Montana développaient un projet de loi visant à interdire l’utilisation des vaccins à ARNm chez l'homme. Fin février, le nouveau secrétaire à l'énergie, Chris Wright, déclarait que le réchauffement de la planète pourrait avoir des effets positifs. La liste de ces actions de désinformation plus ou moins coordonnée est déjà longue et il est fort probable, qu’à moyen terme, elle expose la partie de la population américaine la plus vulnérable à des risques sanitaires accrus tout en alimentant une polarisation croissante de l’opinion sur la science.
Peut-on comparer cette situation à d'autres périodes historiques où la science a été attaquée par le pouvoir politique ?
M. D. : Si on s’en tient à l’histoire des Etats-Unis, le rapprochement avec la période du maccarthysme est tentant. Le combat idéologique de Trump et de Vance contre le supposé wokisme des universités se substitue à celui contre l’idéologie communiste. La liste des mots interdits évoque celle des personnalités « subversives » et devant faire l’objet d’une surveillance policière. Dans les deux cas il y a bien une forte politisation de la science.
Mais la communauté scientifique des années 2020 n’est plus celle des années 1950, et surtout là où dans les années 1950 certains domaines étaient particulièrement ciblés, notamment la physique nucléaire, aujourd’hui il est difficile de dire quel domaine de recherche échappe à cette offensive.
Beaucoup des propos qui sont tenus aujourd’hui par celles et ceux qui soutiennent l’agenda techno-scientifique de Trump manifestent une incompréhension profonde du fonctionnement même de la recherche.
Comment la communauté scientifique américaine réagit-elle face à ces attaques et à cette ingérence politique ?
M. D. : La communauté scientifique a eu un peu de temps pour se préparer au retour de Trump, notamment en archivant des masses de données en ligne. L’administration Biden a, dès 2021, créé un groupe de travail interagences sur l’intégrité scientifique qui s’est saisi de la question de l’indépendance de la science. Et c’est à son travail que l’on doit les révisions récentes et successives des politiques d’intégrité scientifique de la Fondation nationale pour la science (février 2024), de la NASA (mai 2024), des Instituts nationaux américains de la santé (septembre 2024), ou de l’Agence de protection de l’environnement (janvier 2025).
Malgré ces efforts, la sidération a d’abord dominé face à l’ampleur de l’offensive. Près de deux mois après le retour de Trump à la Maison Blanche, l’heure semble être à la mobilisation. Le Silencing science tracker, qui recense méticuleusement depuis 2016 les atteintes à l’indépendance de la communauté scientifique et à l’intégrité, a repris son travail. L’appel à manifester du mouvement « Stand up for science », le 7 mars, a connu un certain succès, notamment avec la présence à Washington DC de figures scientifiques de premier plan comme Francis Collins, récemment évincé des NIH. Mais il faut admettre que ce n’est pas encore le niveau de mobilisation observé pendant le premier mandat de Trump. Et ce relatif retrait peut s’expliquer par un climat de peur généralisée : nombreux sont les scientifiques à avoir aujourd’hui le sentiment d’être assis sur un siège éjectable depuis la réélection de l’ancien président.
Vous avez été chercheur aux États-Unis sous le premier mandat de Trump. Aviez-vous déjà constaté ces dérives à l'époque ?
M. D. : Entre 2016 et 2019, j’étais directeur adjoint d’un laboratoire international et interdisciplinaire du CNRS d’abord à Los Angeles en collaboration avec UCLA, puis à Washington DC avec George Washington University. Il faut se rappeler qu’en 2016, l’élection de Trump a pris tout le monde de court — y compris Trump d’ailleurs —, et ce choc a déclenché une forte mobilisation. Comme beaucoup de mes collègues, j’ai participé à la marche pour la science d’avril 2017 dans les rues de Los Angeles ; un évènement très festif et très imaginatif en matière de slogans.

Marche pour les sciences du 22 avril 2017 aux USA ©Michel Dubois
Mais à vrai dire, en début de mandat, l’administration Trump 1 n’avait pas de programme pour les sciences et les techniques. Ce n’est que plus tardivement, lorsque nous avons déménagé notre laboratoire à Washington DC, à l’été 2018, que nous avons commencé à observer les pratiques qui se généralisent aujourd’hui : listes de mots interdits, gels de budgets ou désinformation systématique. Et surtout, c’est sans doute le plus préoccupant, une forte incitation institutionnelle à l’auto-censure.
Dans ce contexte, nous avons pu malgré tout travailler avec nos collègues du National Human Genome Research Institute ainsi qu’avec les services de l’ambassade de France pour organiser des évènements scientifiques en territoire « diplomatique », et ce faisant relâcher très partiellement la pression exercée sur la liberté académique. Et il me semble aujourd’hui important de continuer à maintenir une présence de la recherche européenne, et notamment française, sur le sol américain à travers ce type d’initiatives.
Quelles pourraient être les conséquences de ces politiques sur la recherche en Europe et comment l’Europe peut-elle se mobiliser ?
M. D. : La recherche scientifique n’a pas de frontières et ce qui se joue aujourd’hui au NIH ou à Columbia University aura des répercussions bien au-delà des Etats-Unis. Pour s’en tenir à la France et à quelques exemples, nous collaborons avec des équipes américaines dans des domaines aussi variés que la physique fondamentale, l’astrophysique, les sciences du climat, la recherche biomédicale, l’imagerie spatiale et la télédétection, l’agronomie et les biotechnologies végétales ou encore les sciences sociales. Certaines de ces collaborations sont d’ores et déjà impactées par le gel des budgets.
Si l’initiative de telle ou telle université d’accueillir des collègues ne pouvant plus travailler aux Etats-Unis paraît utile, nous avons besoin, à l’échelle européenne, d’une initiative coordonnée de programme d’accueil. Comme je le soulignais dans une tribune début février, l’Europe ne peut se contenter d’être spectatrice. Malgré ses divisions internes, elle doit s’exprimer d’une seule voix pour soutenir les institutions de recherche et d’enseignement supérieur qui, aux Etats-Unis, luttent pour préserver leur indépendance face à l’ingérence politique. De ce point de vue, le communiqué, publié en février, de la Fédération européenne des académies des sciences constitue un premier pas dans la bonne direction. D’autres initiatives commencent à s’organiser au niveau européen. Treize États de l’UE ont notamment demandé à la Commission "une action immédiate" pour l’accueil en Europe des chercheurs menacés.