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La dépression au féminin : entretien avec Lucie Joly

À l’occasion de la Journée de la santé mentale, Lucie Joly, psychiatre à l’hôpital Saint-Antoine, spécialisée dans la santé mentale des femmes et enseignante à Sorbonne Université, partage les découvertes qu’elle a publiées dans son dernier livre La Dépression au féminin.

Dans cet ouvrage coécrit avec le psychiatre Hugo Bottemanne, cette spécialiste des troubles liés à la grossesse et au post-partum nous éclaire sur les spécificités de la dépression chez les femmes, l’importance d’une prise en charge adaptée, et son engagement pour une meilleure sensibilisation sur ce sujet.

Vous êtes psychiatre spécialisée en psychiatrie périnatale à l’hôpital Saint-Antoine. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette spécialité ?

Lucie Joly : La psychiatrie périnatale est une spécialité en pleine transformation, à l'interface entre la pédiatrie, la gynécologie et la psychologie. Longtemps centrée sur le nouveau-né, elle s'est davantage orientée, ces dernières années, vers la mère, en se focalisant sur les changements cérébraux qui surviennent pendant la grossesse et le post-partum. C'est un domaine crucial car une femme sur cinq souffre de dépression du post-partum, et le suicide est la première cause de mortalité maternelle dans l'année qui suit l'accouchement. Il est donc essentiel de comprendre ce qui se passe dans le cerveau des mères pour mieux prendre en charge, repérer et prévenir ces dépressions.

Quels sont vos axes de recherche à Sorbonne Université ?

L. J. : Je m'intéresse particulièrement à la neuroplasticité périnatale, ces modifications cérébrales qui apparaissent dès le début de la grossesse, sous l'influence des hormones comme les œstrogènes et la progestérone. Ces changements préparent la mère à répondre aux besoins du nouveau-né, et déterminent une partie de la phénoménologie de la grossesse pour la mère et des processus d’attachement qui se tissent progressivement. Une grande part de cette phénoménologie maternelle est fondée sur les perceptions de la mère des mouvements fœtaux, une thématique au cœur de nos recherches à Sorbonne Université, et que nous avons mise en lumière dans notre livre Dans le cerveau des mamans.

Avec le Dr Hugo Bottemanne, nous avons développé le concept d’intéroception maternelle, désignant la perception des signaux corporels pendant la grossesse. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ces perceptions corporelles sont biaisées et souvent inexactes : de nombreuses mères ressentent des mouvements fœtaux en l’absence de mouvements réels ou ne ressentent rien malgré les mouvements du fœtus. Les systèmes intéroceptifs sont cruciaux pour comprendre la sensorialité maternelle et apportent un éclairage nouveau sur des phénomènes mystérieux comme le déni de grossesse ou le syndrome du bébé fantôme.

En parallèle de ces recherches, j'ai élargi mon champ d'étude pour m'intéresser plus largement à la santé mentale féminine, notamment aux autres périodes de vulnérabilité que peut rencontrer une femme au cours de sa vie.

Vous travaillez aussi sur des projets concrets, comme une application, n’est-ce pas ?

L. J. : On sait aujourd’hui que moins d’un tiers des femmes bénéficient d’une prise en charge spécialisée pour la dépression du post-partum. Le plus souvent, les mères ne bénéficient d’aucun traitement et d’aucun accompagnement, malgré la gravité des symptômes. Dans ce contexte, nous avons travaillé avec l’Agence Régionale de Santé à la création d’une équipe spécialisée dans la prise en charge de la dépression périnatale à Sorbonne Université, localisée à l’hôpital Saint-Antoine. Cette équipe s’appuie sur une application numérique spécialisée pour le dépistage en ligne simplifié des symptômes. Ce dispositif associant une équipe de spécialistes en santé mentale, et un outil numérique de dépistage, offre un moyen de rester au chevet des mères emprisonnées dans leur souffrance pendant la période du postpartum.

Dans votre livre La Dépression au féminin, vous rappelez que les femmes sont deux fois plus à risque de souffrir de dépression que les hommes. Pouvez-vous expliquer les principales raisons de cette prévalence ?

L. J. : Le fait que les femmes sont deux fois plus touchées par la dépression que les hommes est un chiffre frappant. Nous avons cherché à comprendre comment les différentes étapes de la vie d'une femme pouvaient influencer cette prévalence. Par exemple, pendant la grossesse ou le post-partum, environ 20 % des femmes sont concernées par la dépression. En situation de précarité, ce chiffre grimpe à 30 %. Durant la pré-ménopause, la proportion varie entre 10 et 30 %.

Cette forte prévalence de la dépression chez les femmes s’explique par une multitude de facteurs. Bien sûr, il y a des causes biologiques, mais il faut aussi tenir compte des facteurs psychologiques, sociaux et culturels, comme les conditions de travail, l’organisation conjugale, les violences et le harcèlement dont les femmes sont souvent victimes.

Vous mentionnez que les symptômes de la dépression chez les femmes peuvent être différents de ceux observés chez les hommes. Quels sont ces symptômes spécifiques ?

L. J. : La dépression, qui touche environ 5 % de la population mondiale, soit 350 millions de personnes, est une maladie complexe qui peut se manifester sous des formes très variées. Elle peut notamment prendre un visage différent selon le sexe. Contrairement aux hommes, chez qui les symptômes sont souvent « classiques », les femmes sont davantage sujettes à des signes dits « atypiques » tels qu’une augmentation de l’appétit, une tendance à dormir davantage, des ruminations anxieuses, une accélération psychomotrice, des douleurs corporelles… En revanche, chez les hommes, on observe plus fréquemment une « dépression colérique », marquée par de l’irritabilité, des conduites addictives comme la consommation d’alcool ou de cannabis, et un surinvestissement dans des domaines comme le sport, le travail ou la sexualité.

Chez les femmes, il existe également une rythmicité dans les symptômes, par exemple, avec le trouble dysphorique prémenstruel, et une sensibilité aux variations de température ou à la luminosité, qui peut entraîner des dépressions saisonnières. Les études montrent aussi que la dépression chez les femmes a davantage tendance à être prolongée, chronique, avec un risque plus élevé de rechute.

Selon vous, les cycles biologiques, la contraception, la grossesse et la ménopause sont des facteurs influençant la santé psychique des femmes.

Pouvez-vous détailler comment ces éléments agissent sur le cerveau féminin ?

L. J. : Une des principales explications de la dépression féminine repose sur les variations hormonales, qui affectent la plasticité cérébrale. L’exemple le plus frappant est le trouble dysphorique prémenstruel, caractérisé par des symptômes dépressifs sévères qui surviennent avant les règles, pendant la phase lutéale. Contrairement au syndrome prémenstruel, qui touche 20 à 50 % des femmes, le trouble dysphorique prémenstruel peut inclure des symptômes graves, comme des idées suicidaires, et avoir un impact sévère sur la vie quotidienne.

Par ailleurs, entre 10 et 30 % des femmes souffrent de dépression pendant la pré-ménopause, une période souvent plus difficile que la ménopause elle-même. Tout au long de la vie, les neurones établissent constamment de nouvelles connexions en réponse aux besoins du corps et pour se préparer à réagir aux changements de l’environnement. Les hormones influencent cette plasticité, et combinées avec le stress, l’inflammation et les facteurs environnementaux, elles peuvent contribuer à l’émergence des troubles dépressifs à ces périodes de la vie.

Vous abordez également l'influence des facteurs culturels et sociaux, comme les violences subies, les stéréotypes culturels ou les inégalités au travail, sur la dépression féminine.

L. J. : Oui, le piège de la biologie est qu'elle offre un pouvoir explicatif puissant qui peut détourner l'attention d'autres facteurs importants. Par exemple, les femmes qui subissent la précarité, la violence ou le harcèlement ont un risque accru de souffrir de dépression. Or les femmes sont les principales victimes de violences physiques et sexuelles. En Europe, environ 20 % des femmes ont subi des violences de la part de leur partenaire. En France, il y a eu plus de 120 féminicides en 2022. Dans le milieu hospitalier, 8 femmes sur 10 ont subi des remarques sexistes, et le harcèlement moral sévit encore, parfois dans l’impunité la plus totale. Ces statistiques sont alarmantes.

Il faut aussi prendre en compte les inégalités économiques : le salaire moyen des femmes est environ 24 % inférieur à celui des hommes, et elles effectuent encore 71 % des tâches ménagères. Ces inégalités, associées aux violences et aux discriminations, contribuent à la prévalence plus élevée de la dépression chez les femmes.

Comment la prise en compte de ces spécificités par les chercheurs et les professionnels de santé peut améliorer la manière dont la dépression est traitée chez les femmes ?

L. J. : Pendant des années, les essais cliniques ont été réalisés principalement sur des hommes, en partant du principe que les fluctuations hormonales chez les femmes risquaient de biaiser les résultats. Or, c’est tout le contraire : en incluant les femmes dans ces essais et en tenant compte de ces variations hormonales, on peut mieux adapter les soins à leur physiologie, ce qui nous permettra d'ajuster les traitements, les posologies, et de cibler les bons récepteurs.

Il est, par ailleurs, essentiel de renforcer la formation des professionnels de santé sur ce sujet. Il faut introduire davantage de cours en psychiatrie périnatale ou générale, en tenant compte des aspects cliniques et thérapeutiques spécifiques à chaque sexe pour mieux repérer les signes et prévenir les troubles. Que ce soit en cardiologie, en neurologie, ou en psychiatrie, les symptômes sont différents chez les hommes et les femmes, et la formation doit refléter ces différences pour une approche plus personnalisée.

À l'hôpital Saint-Antoine, nous travaillons justement à la création d’un service dédié à la santé mentale au féminin afin de collaborer avec d'autres spécialités, comme la médecine interne ou la gynécologie, pour des problématiques typiquement féminines telles que l'endométriose.

Quel message aimeriez faire passer aux femmes souffrant de dépression ?

L. J. : Il est important de consulter tôt. Bien souvent, les femmes consultent tardivement. Cela vient en grande partie du fait qu’en France, la psychiatrie a encore une image effrayante ou archaïque, alors même que c’est une spécialité qui est en pleine transformation, avec de jeunes praticiens, de nouvelles méthodes de prise en charge, et de nombreuses innovations médicales.

En psychiatrie périnatale, en plus de la stigmatisation liée à la santé mentale, nombreuses sont les femmes qui n’osent pas consulter en raison de la pression sociale liée à la maternité. La société associe trop souvent la maternité à un état d’euphorie, alors que ce n’est pas toujours le cas.

Plus une dépression est prise en charge rapidement, plus elle est facile à traiter. En revanche, plus elle s'installe, plus elle a des conséquences, non seulement sur la femme elle-même, mais aussi sur son nouveau-né. Une femme déprimée interagit différemment avec son bébé, ce qui peut entraîner des troubles du développement psycho-affectif chez l’enfant. Il faut aller consulter lorsque l’on ressent une douleur psychologique ou que l’on a la sensation de perdre pied.

 

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