Kaspar Ravel : « Qu’on soit scientifique ou artiste, on est souvent réunis par des sujets qui attisent la curiosité, parfois en marge de la raison »
L’artiste en résidence à Sorbonne Université, Kaspar Ravel a fait la connaissance, durant sa première phase de recherche, de chercheuses et chercheurs passionnés qui ont été de véritables sources d’inspiration. Il nous parle de ces rencontres, des différents aspects de son projet artistique et des prochaines étapes de sa résidence.
Avec quels chercheuses et chercheurs avez-vous eu l’occasion d’échanger en premier sur votre projet de recherche artistique ?
Kaspar Ravel : Une des premières personnes avec qui j’ai pu échanger sur mon sujet de recherche est Simone Azeglio, chercheur en neurosciences computationnelles à l’Institut de la Vision (Sorbonne Université/CNRS/Inserm). Nous partageons tous les deux cette passion pour l’image et sur les moyens dont elle prend forme grâce au travail de la rétine et du cerveau. Le mois dernier, il m’a montré un article de presse sur la dissection d’une intelligence artificielle, le fait de prendre un réseau neuronal et de regarder ce qui se passe à l’intérieur. Je ne savais même pas que c’était possible ! Ce fut le déclic et je lui ai annoncé mon envie de travailler, ensemble, sur la dissection des IA. J’avais en tête de démystifier ces technologies en les démontant littéralement pour comprendre leur fonctionnement interne et découvrir comment elles « perçoivent » les images. Depuis, Simone et moi menons ce projet de concert, et on s’y retrouve autant dans la méthode analytique que dans la recherche d'esthétiques et de formes nouvelles.
Quels autres aspects de votre recherche développez-vous ?
K.R. : Cette année, j’ai décidé de mener une recherche sur ce que j'appelle les formes discrètes de l’image. Dans ma collaboration avec Simone, elles correspondent aux façons dont l’image est découpée en petits morceaux par l’IA afin d'être comprise par ce même système. Mais la discrétisation de l’image peut aussi se faire autrement…
C’est là que j’aime faire le rapprochement entre « discrétisation » et « discrétion ». Tout un pan de ma recherche porte sur la compression numérique, que ce soit de l’image ou du son, des algorithmes qui se doivent de réduire la taille des fichiers discrètement, sans trop que ça se voit ou que ça s'entende.
Pour développer cet aspect, je me suis rendu au Collegium Musicae, où j’ai pu rencontrer deux chercheurs, Jean-Marc Fontaine et Hugues Genevois. Ensemble, nous avons parlé de la compression non pas comme un outil, mais comme une expérience. Parfois, la compression numérique ou la modulation des ondes radios peuvent participer à créer des illusions, à faire surgir des choses qui n'existent pas. Avec Hugues Genevois, nous avons beaucoup parlé du concept de « média hanté » (terme inventé par le professeur et historien culturel des médias et du cinéma, Jeffrey Sconce). Il m’a appris que certains artefacts sonores comme les parasites que l’on peut entendre à la radio, ont donné, à une époque, l’impression que les morts voulaient communiquer avec nous. Ce genre de projection spirituelle est omniprésente à toutes les échelles technologiques. Cela dit, c’est une expérience sociale plus qu’une vérité scientifique, alors c’était intéressant de pouvoir parler de cela avec des scientifiques.
Tout récemment, j’ai aussi rencontré Anaïs Abramian, chercheuse à l’Institut Jean Le Rond d'Alembert (Sorbonne Université/CNRS). Elle est spécialiste de la physique des catastrophes naturelles et étudie le milieu granulaire. En somme, elle travaille sur la façon dont les toutes petites formes comme les grains de sable réagissent à des forces mécaniques. Il y a un lien évident et poétique à faire entre le grain de sable et la forme discrète ! Mais pour l’instant, je réfléchis encore à la manière dont je pourrais l’ajouter à mon exposition.
J’ai réalisé que j'avais beaucoup de points communs avec les chercheuses et chercheurs.
L’idée du thème de l’exposition est-elle venue à la suite de vos différentes rencontres avec les chercheuses et chercheurs ?
K.R. : En fait, pendant toute la phase de recherche, je pensais orienter mon projet autour du pli. Le pli dans toutes ses formes, autant les plis de la matière que ceux de l’esprit. Sur les conseils d’un étudiant de la faculté des Lettres, j’ai lu Le pli de Gilles Deleuze qui m’a beaucoup aidé à comprendre le concept d’image différemment, plutôt comme un point de vue sur le monde, plié et replié sur lui-même.
Le sujet des formes discrètes m’est venu plus tard, au fur et à mesure des discussions que j’ai eues avec les chercheuses et chercheurs. Plus la résidence avançait, plus il me semblait logique de considérer l’image non pas comme un point de vue unique, mais comme la somme de plein de petits éléments… L’idée que l’image soit granulaire par essence me plaît beaucoup.
Les artistes et les scientifiques vivent dans des mondes différents. Du moins, c’est ce que l'on pourrait penser. Est-ce que vous avez réussi à vous comprendre, à parler le même langage ?
K.R. : Oui. C’est d’ailleurs ce qui m'a fait plaisir. Qu’on soit scientifique ou artiste, on est souvent réunis par des sujets absurdes ou qui attisent la curiosité, parfois même en marge de la raison. Pour revenir sur le sujet des médias hantés, je pense par exemple au scientifique Thomas Edison et son projet d’invention du nécrophone, un outil qu’il voulait créer pour communiquer avec les défunts. La recherche peut parfois prendre des directions inattendues, qui défient l'entendement. C’est à la fois scientifique, artistique et culturel. Je pense que c’est cela notre langage commun.
Un mot pour résumer ce début d’expérience à Sorbonne Université.
K.R. : Gratifiant ! On m’a ouvert beaucoup de portes et cela continue. J’ai aussi réalisé que j'avais beaucoup de points communs avec les chercheuses et chercheurs, j’ai eu des discussions très ouvertes avec eux sur un tas de sujets. J’apprécie aussi de rencontrer d’autres personnels de Sorbonne Université. J’étais un peu timide au début, mais maintenant, je passe souvent mes pauses déjeuners à différents étages de la tour Zamansky qui abrite les services administratifs de Sorbonne Université, ou encore à flâner, l’après-midi, au FabLab. Ce sont toujours des moments agréables !
Quelle est la suite de votre programme ?
K.R. : Maintenant que tout l’aspect communication et recherche est terminé, je me lance dans la mise en forme de mes œuvres et du montage de l’expo. Je travaille dessus sans interruption. Je vais aussi m’occuper de monter la conférence « performée » et l’atelier, que je vais faire en mai.
Ma conférence, qui s’intitule « 3310 Labyrinthes », va expliquer ma recherche sur les plis et replis de la matière en utilisant le labyrinthe comme sujet d’étude. L’idée est de comprendre ce qui fait un labyrinthe, et de proposer des manières artistiques d’en résoudre un.
Enfin, pour mon atelier, je souhaite remettre en question la notion de bonne ou de mauvaise qualité d’image, en déconstruisant les attentes qualitatives envers l’image numérique. J’apprendrai aux participantes et participants à se servir de l’algorithme de compression JPEG pour créer une œuvre.