Guerre et traumatisme psychique
Le conflit déclenché par la Russie a mis sur les routes de nombreux Ukrainiens et Ukrainiennes fuyant les combats et les exactions. Deux causes de psycho-traumatisme, un phénomène aux symptômes documentés depuis la Grande Guerre.
Philippe Fossati, chef du service de psychiatrie adulte de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière et professeur à la faculté de Médecine de Sorbonne Université, revient sur ce que sont les psycho-traumatismes.
Qu’est-ce qu’un psycho-traumatisme (PT) ?
Philippe Fossati : Au sens médical du terme, un traumatisme est un événement grave, imprévisible et susceptible d’entraîner la mort, dont on est soit victime soit témoin, auquel on a du mal à faire face et qui entraîne des symptômes psychiques. Il déclenche une réaction de stress aigu qui peut se traduire par la peur, l’insomnie, des douleurs, un état psychologique qui fait que les gens, pendant l’événement, poursuivent leur activité de manière automatique – on parle alors d’état dissociatif.
Historiquement, l’étude des PT s’est développée avec les Poilus de la Première Guerre mondiale, notamment chez ceux qui avaient réchappé aux tirs continus de l’artillerie allemande, puis chez les vétérans de la Guerre du Vietnam.
La France a été le précurseur dans la description clinique du psycho-traumatisme mais la thématique s’est surtout développée depuis quelques années avec la mise en place de critères diagnostiques précis ainsi que la reconnaissance et la prise en charge des blessures psychiques qui peuvent être à l’origine d’un état de stress post-traumatique (ESPT).
Parmi les événements générateurs d’un ESPT, les plus violents sont les attentats et les scènes de guerre, suivis par des événements plus individuels tels que le viol, les agressions physiques, les accidents de voiture, grands pourvoyeurs d’ESPT chez ceux qui en réchappent, et même la maladie, comme on a pu l’observer durant la première vague de la pandémie de COVID-191.
Mais tout le monde ne déclare pas de symptômes PT après un événement Je dirais que cela touche entre 10 % et 15 % des victimes, voire 20 % pour les événements les plus graves.
Comment l’ESPT se traduit-il ?
P.F. : Par des cauchemars, des conduites d’évitement, un repli sur soi ou encore des réminiscences centrées sur les événements traumatiques. Par définition, l’ESPT survient au moins deux mois après l’événement traumatique. C’est un processus censé disparaître au fil du temps mais qui ne disparaît pas. Un défaut de résilience, de la capacité à digérer un traumatisme.
Apparaissent alors un certain nombre de symptômes : des troubles de la mémoire comme des réminiscences se traduisant par des cauchemars centrés sur le traumatisme ou des flashs back, des conduites d’évitement de tout ce qui pourrait faire penser à l’événement traumatique – s’approcher d’une ligne de métro, entendre le mot attentat –, une hyperactivité émotionnelle ou, à l’inverse, une perte d’intérêt et de plaisir pour les activités habituelles, parce qu’elles sont envahies par les idées traumatiques, et des symptômes d’allure dépressive parfois compliqués par une dépression.
La survenue d’un traumatisme, un délai avant l’apparition de symptômes typiques et un retentissement sur l’activité professionnelle des victimes sont les critères pour poser le diagnostic d’ESPT. On commence à chercher dans la littérature médicale si la nature du traumatisme a aussi un impact sur les symptômes, en distinguant notamment événements uniques (guerre, attentat…) et répétés (viols…). Il y aussi des travaux sur les effets de la distance par rapport à un événement traumatisant. Les Ukrainiennes et Ukrainiens témoins du bombardement de leur pays ou qui ont migré pour les éviter sont davantage touchés que les gens qui voient ces scènes à la télévision. Il y a une distanciation.
Avec le peu de recul que nous avons désormais sur le conflit ukrainien, où la vie dans certaines villes semble avoir repris son cours, peut-on parler de résilience du peuple ukrainien ?
P.F. : Le terme de résilience est parfois appliqué trop rapidement. Il est toujours compliqué à utiliser parce que, d’un point de vue médical, il implique de tirer profit d’une expérience pour réorganiser son existence ou pour en sortir plus fort. C’est un processus cognitif personnel.
La population ukrainienne est tout entière tournée vers un même but, celui de lutter et de maintenir le pays et elle est vraiment impressionnante de ce point de vue. Au-delà des capacités individuelles, il y a ce but collectif qui facilite la capacité de résilience et une fierté à reprendre la vie normale. Cette dimension collective était aussi présente après les attentats de 2015, facilitant ce processus de résilience qui se fait aussi à l’échelle individuelle. Dans mon service, nous n’avons pas eu d’Ukrainiens qui ont été amenés à migrer mais on sait que les réfugiés en général vivent dans des conditions traumatiques.
Les événements traumatiques sont une pathologie de la mémoire, une sorte de kyste mémoriel.
En France, nous observons une recrudescence de troubles psychiques dans la population, en particulier chez les jeunes, du fait des effets du COVID-19 et des confinements, auxquels se surajoutent les inquiétudes économiques liées aux effets indirects de la guerre, qui ont d’abord inquiété les personnes âgées ayant connu la guerre.
Pour le moment, les Ukrainiennes et Ukrainiens traitent leurs blessés de guerre. Peut-être verra-ton une augmentation des PT dans la population ukrainienne dans les années à venir. Les événements traumatiques sont une pathologie de la mémoire, une sorte de kyste mémoriel.
1 Étude à paraître portant sur une cohorte de quelque 250 patients hospitalisés en 2020 présentant, dans près de 30 % des cas, des symptômes compatibles avec un ESPT