Fusion nucléaire : une avancée historique
En décembre 2022, les scientifiques du National Ignition Facility (NIF) ont annoncé une « percée historique » dans le domaine de la fusion nucléaire. Ils ont réussi, pour la première fois, à libérer plus d’énergie par des réactions de fusion que celle nécessaire pour les provoquer.
Caterina Riconda, professeure de physique à Sorbonne Université au Laboratoire pour l'utilisation des lasers intenses (LULI), et Pierre Morel, maître de conférences au Laboratoire de physique des plasmas (LPP), reviennent sur ces résultats sans précédent.
En quoi la fusion nucléaire diffère-t-elle de la fission actuellement utilisée dans les centrales nucléaires ?
Caterina Riconda : La fusion nucléaire est le procédé qui se produit au cœur des étoiles. Contrairement à la fission, qui vise à casser un noyau lourd en noyaux plus légers, la fusion assemble des noyaux légers pour former un noyau plus lourd. Les éléments les plus faciles à combiner sont deux formes d'hydrogène, le deutérium et le tritium, qui produisent un noyau d’hélium et un neutron. Fission et fusion ont en commun de libérer une énergie énorme, près d’un million de fois plus grande que l’énergie libérée lors de la combustion dans un moteur.
Pierre Morel : Outre la production de beaucoup d'éléments radioactifs, l’un des problèmes majeurs de la fission est le contrôle de la réaction. Pour casser un noyau, il faut le bombarder de neutrons : un premier neutron tape le noyau dont la fission produit un autre neutron. D’un neutron, on en obtient deux qui vont pouvoir casser à nouveau deux noyaux, puis quatre, puis seize, etc. On obtient ainsi une réaction en chaîne qui est le principe d’une bombe atomique. Dans un réacteur nucléaire, cette chaîne est contrôlée, mais il faut refroidir le combustible en permanence, et une carence peut aboutir à des catastrophes nucléaires comme Tchernobyl ou Fukushima.
Quels sont ses avantages ?
P. M. : La fusion est un processus sûr : si les conditions ne sont pas idéales la réaction s'arrête immédiatement ; il est donc impossible d'avoir une réaction qui s'emballe. Par ailleurs, la réaction fait disparaître un élément radioactif instable, le tritium, pour obtenir un neutron très énergétique et de l’hélium, un élément inerte assez rare sur Terre.
Même si la paroi du réacteur risque de devenir légèrement radioactive à long terme avec le bombardement de neutrons, cette radioactivité n’a rien à voir, en termes de durée de vie, avec celle provoquée par une réaction de fission. Du point de vue de la sûreté et de la propreté des déchets, la fusion est donc nettement plus avantageuse.
Quelles sont les conditions pour provoquer la fusion ?
C. R. : Il faut des conditions extrêmes, notamment des températures de l’ordre de plusieurs centaines de millions de degrés. Cette chaleur permet aux noyaux chargés positivement de vaincre la répulsion électrique qui les éloigne et de fusionner en libérant énormément d'énergie. Dans ces conditions, la matière devient un plasma, un gaz assez dense et complètement chargé.
P. M. : Plus on élève la température, plus l’agitation des noyaux est grande et plus la probabilité qu’ils se rencontrent augmente. Les trois conditions pour obtenir la fusion sont donc : des températures et un nombre de particules suffisamment élevés ainsi qu’un temps de confinement assez long.
Quelles sont les différentes voies pour réunir ces conditions ?
P. M. : Il existe différentes techniques dont les plus connues sont le confinement inertiel et le confinement magnétique. Pour que la fusion soit rentable, il faut qu’elle libère plus d’énergie qu’il n’en faut pour la provoquer et notamment pour chauffer le plasma. Pour cela, soit on augmente fortement la densité, avec le confinement inertiel, soit on augmente fortement le temps de confinement de l'énergie avec le confinement magnétique.
C. R. : Le confinement inertiel est la méthode étudiée par le NIF: les scientifiques ont utilisé des lasers très puissants pour chauffer et faire compresser le mélange de deutérium/tritium jusqu'à ce que leurs atomes fusionnent. Cette méthode permet d'atteindre des températures et des densités très élevées (jusqu’à 1000 fois la densité solide), mais les temps de confinement sont très courts, de l'ordre de la dizaine de nanoseconde. Une installation similaire, mais pour le moment moins énergétique, existe en France : le Laser MegaJoule (LMJ).
Le confinement magnétique est utilisé dans le cadre du projet de réacteur thermonucléaire expérimental international, ITER. Les particules chargées positivement du plasma sont contenues dans une cage magnétique en forme d'anneau appelée tokamak. Le temps de confinement est plus long, mais la densité reste relativement faible.
Pourquoi les résultats publiés par le NIF sont considérés comme une "percée historique" dans le domaine de la fusion nucléaire ?
C. R. : Même si ces deux méthodes ont connu de grandes avancées par le passé, c'est la première fois que nous arrivons à produire plus d'énergie que celle absorbée par le plasma. C’est une rupture théorique : les scientifiques ont réussi à créer, de façon contrôlée, des conditions de densité et de température qui n’existent nulle part sur Terre. Nous savions déjà provoquer la fusion nucléaire, mais pas une réaction auto-entretenue comme ce fut le cas en décembre 2022. Cependant le chemin est encore long pour que la fusion nucléaire devienne une solution pour la production d’énergie.
Quels sont les défis technologiques à relever pour disposer d’un réacteur de fusion opérationnel ?
C. R. : A l’heure actuelle, le gain d’énergie se fait au niveau du plasma, mais pas encore au niveau de l’ingénierie globale. Par ailleurs, durant l’expérience au NIF seuls quelques tirs par semaine ont été réalisés. Or un réacteur opérationnel devrait avoir une fréquence de l’ordre de 10 tirs par seconde, tous les jours de l’année. Autre problème : les parois du réacteur soumises à un bombardement constant de neutrons devront garder des propriétés mécaniques suffisantes pendant des temps très longs.
P. M. : Pour ce qui concerne la voie de fusion par confinement magnétique, nous devons également réfléchir au traitement des particules alpha qui restent confinées, à la façon dont renouveler les combustibles dans les tokamaks, à la récupération des neutrons pour chauffer l'eau et entrainer une turbine ou encore à la production du tritium in situ et à sa réinjection dans la réaction de fusion, etc. Avant d'améliorer suffisamment le rendement de la fusion, il y a encore beaucoup de travail. Après un premier plasma en 2025, nous monterons progressivement en puissance pour obtenir d’ici 2035 une énergie libérée 10 fois plus grande que l’énergie injectée dans la machine.
La France joue un rôle majeur dans la recherche sur la fusion nucléaire, n’est-ce pas ?
C. R. : Nombre des enjeux évoqués précédemment vont être étudiés sur ITER, le réacteur expérimental international construit en France pour prouver la faisabilité de la fusion contrôlée, et sur le LMJ. La France est l’un des pays européens qui a le plus investi dans la recherche sur les plasmas et la fusion. Certes la percée historique de décembre 2022 a eu lieu en Californie au NIF, mais il s’agit avant tout d’une recherche internationale pour laquelle plusieurs scientifiques français ont travaillé main dans la main avec les collègues américains. Sébastien Le Pape, directeur du Laboratoire pour l'utilisation des lasers intenses (LULI) dans lequel je travaille, a d’ailleurs participé, en 2022, à une publication qui est à la base des avancées du NIF.