
Expédition scientifique : l’archipel Kerguelen, l’oasis oubliée
Aux confins de l’océan Austral, les îles Kerguelen sont le site d'une forte concentration de vie marine dans une zone généralement pauvre. L’équipe de Stéphane Blain, professeur émérite à l’Observatoire océanologique de Banyuls-sur-Mer (Sorbonne Université/CNRS) étudie ce phénomène. Avec le projet MARGO, il examine l'hypothèse selon laquelle la présence d’une calotte glaciaire sur l’archipel pourrait être à l'origine de cet écosystème florissant.
Le territoire français de Kerguelen est un sanctuaire naturel, une réserve marine et terrestre classée au patrimoine mondial de l’UNESCO. Mais ce n’est pas seulement sa beauté brute qui attire les scientifiques. « On s’est posé une question depuis longtemps : pourquoi il y a tant de vie à Kerguelen ? », confie Stéphane Blain, professeur émérite au laboratoire d'océanographie microbienne de l’Observatoire océanologique de Banyuls-sur-Mer.
L’archipel est peuplé de manchots royaux, d’albatros, d’otaries, d’éléphants de mer… Tous viennent y nicher, s’y reproduire. Mais pour survivre, ils doivent se nourrir en mer. C’est là que le mystère commence : dans cette région océanique généralement anémiée en fer, comment la vie sous-marine s'épanouit-elle ?
Une tache verte dans le désert bleu
Dans cette zone pourtant pauvre en nutriments, une prolifération spectaculaire de phytoplancton – ces microalgues qui alimentent toute la chaîne trophique marine – émerge. Le bloom (efflorescence en français) observé autour de Kerguelen est si important qu’il est visible depuis l’espace. « Dans l’océan Austral, c’est rarissime. C’est pour ça qu’on parle d’une oasis biologique », explique Stéphane Blain.
Cette oasis pose une autre question : d’où vient le fer nécessaire à cette photosynthèse ? Car ce micronutriment est extrêmement rare dans les eaux australes. « C’est un océan loin des continents, donc sans apports atmosphériques ou fluviaux classiques. »
L’équipe de Stéphane Blain travaille sur le site depuis 1995. Ce n’est que récemment qu’une hypothèse s’est imposée : la calotte glaciaire de Kerguelen pourrait être la source de ce fer. « C’est le glacier français qui fond le plus vite. Il se retire à une vitesse impressionnante », observe-t-il. L’érosion glaciaire génère une poudre rocheuse riche en minéraux, appelée farine glaciaire. Accumulée dans les lacs, charriée dans les estuaires, puis transportée au large, elle pourrait alimenter le bloom en fer.
Le projet MARGO se déploie comme une enquête à ciel ouvert. Trois questions structurent le travail des équipes de recherche : le glacier est-il une source significative de fer ? Ce fer est-il capable d’atteindre la haute mer, à plusieurs dizaines de kilomètres des côtes ? Est-il biologiquement assimilable par le phytoplancton ? « C’est comme pour nous : nous avons besoin de fer, mais encore faut-il qu’il soit biodisponible. Nous ne nous nourrissons pas en suçant des cailloux », image Stéphane Blain.

Une aventure scientifique et humaine
Partir à Kerguelen, c’est s’embarquer pour trois mois d’isolement. Là-bas, pas d’aéroport : il faut monter à bord du navire ravitailleur Marion Dufresne, passer par l’archipel de Crozet, puis enfin atteindre Kerguelen. « Une semaine de bateau, et encore, si tout va bien. » Une fois sur l’archipel, les scientifiques sont répartis sur différents sites : à l’intérieur des terres, dans les baies, au large. « On vit à quatre, dans des refuges sommaires, on installe des mini-labos et on marche plusieurs kilomètres chaque jour pour collecter des échantillons. »
Dans ces conditions, chaque donnée recueillie a une valeur inestimable. La logistique est coordonnée par l’Institut polaire Paul-Émile-Victor et la Flotte océanographique française, avec l’appui de plusieurs laboratoires de recherche (lire en encadré).
La dernière campagne a permis de récolter des centaines d’échantillons d’eau, de sédiments, de particules en suspension. Des expériences ont déjà été menées in situ. « On voit que les bactéries et le phytoplancton réagissent à la farine glaciaire. Il y a une vraie stimulation. » Le fer est donc bien présent. Il reste à vérifier la dernière hypothèse : est-il transporté au large ?
Le projet MARGO n’est pas un programme d’écologie appliquée. Il est guidé par une volonté plus fondamentale, celle de comprendre. « C’est un projet piloté par la curiosité », insiste Stéphane Blain. Mais comprendre, c’est aussi anticiper. Car si le glacier disparaît — ce qui semble inévitable — il faut savoir ce qu’il laissera derrière lui. « Si, dans quarante ans, les populations d’oiseaux déclinent, on ne pourra pas dire qu’on n’a rien vu venir. Il faut poser les bonnes questions maintenant. »
Une transmission au cœur du projet
Un volet grand public accompagne l’expédition. Sur la jetée en face de l’Observatoire de Banyuls-sur-Mer, une exposition photo en plein air retrace les campagnes.
Des animations sont aussi organisées au sein du Biodiversarium et des dessins d’enfants décorent même un panneau de l’exposition. Un site web permet également de suivre les avancées. « Ce n’est pas notre métier, mais on essaie de partager, ce qu’on fait, pourquoi et comment on le fait », conclut Stéphane Blain.
Une coordination scientifique d’envergure
Si le projet est porté par l’Observatoire océanologique de Banyuls-sur-Mer, il mobilise un réseau plus large : d’autres laboratoires de Sorbonne Université, des scientifiques de Brest, de Perpignan, de Villefranche-sur-Mer (une autre station marine de Sorbonne Université !), des chercheuses et chercheurs américains et allemands. « On travaille en synergie. Chacun a sa niche, mais c’est la coordination qui fait la force du projet. »
Le projet MARGO en photos
- Le Marion Dufresne arrive sur l'archipel en 2022 près de l'arche écroulée entre 1908 et 1913. © Stéphane Blain
- L'archipel est balayé par des vents d'ouest puissants. Les albatros dont l'envergure peut atteindre 4 mètres ne craignent pas la houle puissante. © Olivier Crispi
- 150 000 couples de manchots royaux se retrouvent sur les plages de Ratmanoff à l'est de l'île. © Olivier Crispi
- La rosette est un instrument de mesure composé de bouteilles et de capteurs, qui va récolter des échantillons d'eau de mer à 24 profondeurs différentes © Stéphane Blain
- Une colonie de manchots royaux observent le Marion Dufresne. © Romuald Bellec
- Durant la mission, le Marion Dufresne et la Curieuse ont été utilisés, nécessitant le transfert de scientifiques de l'un à l'autre dans des embarcations légères. © Pierre Parenthoine
- Les scientifiques en route pour aller récolter des échantillons. © Olivier Crispi