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Du pinceau au pixel : le projet Delacroix numérique

Au cœur de l’Assemblée nationale, un chantier a ouvert la voie à une aventure scientifique pluridisciplinaire autour de l’œuvre d’Eugène Delacroix.

Le projet

Profitant de la restauration de la bibliothèque, l’historien de l’art Barthélémy Jobert et son équipe ont lancé le projet « Delacroix numérique » : modélisation 3D, intelligence artificielle et histoire de l’art se conjuguent pour révéler les secrets d’un décor emblématique du XIXe siècle. Point d’orgue de cette collaboration, le 8 avril 2025, Sorbonne Université et l’Assemblée nationale ont signé une convention de partenariat institutionnel, scellant leur engagement commun en faveur de la recherche et de la valorisation du patrimoine.

Un chantier de restauration au cœur de l’Assemblée nationale

L’Assemblée nationale abrite deux ensembles décoratifs peints par Eugène Delacroix et ses assistants. Le premier, restauré il y a trente ans, se trouve dans le salon Delacroix, attenant à l’hémicycle. Mais c’est le plafond de la bibliothèque qui présente la plus grande complexité artistique et technique. Sur une cinquantaine de mètres de long et une vingtaine de large, cinq coupoles, chacune divisée en quatre sections, ornées d’éléments architecturaux et sculpturaux, se déploient, encadrées par deux hémicycles. L’ensemble culmine à une vingtaine de mètres de hauteur.

Orthophotographie du plafond de la bibliothèque de l'Assemblée nationale

Orthophotographie du plafond de la bibliothèque de l'Assemblée nationale ©Nicolas Leys - SCAI

La campagne photographique

À l’été 2023, l’Assemblée nationale a décidé de restaurer la bibliothèque du sol au plafond. À cette occasion, des échafaudages ont été installés. Une opportunité unique pour lancer une campagne photographique du plafond de la bibliothèque rendant possible le projet de recherche porté depuis des années par l’historien de l’art et spécialiste de Delacroix, Barthélémy Jobert. « Lors des différentes restaurations de décors muraux de Delacroix auxquelles j’avais participé, j’avais eu la chance d’observer de près les œuvres du peintre. Et j'avais gardé en tête l'idée de pouvoir offrir au grand public une visite virtuelle au plus près de ces décors. Très vite, à l’idée de cette visite numérique, s’est ajouté le projet de faire une analyse approfondie des œuvres de Delacroix. L’enjeu était donc de pouvoir réaliser une campagne photographique avec des images de très haute qualité, capables de restituer à la fois les caractéristiques matérielles des œuvres et leur disposition dans l’espace », explique le chercheur.

La restauration de la bibliothèque et la mise en place des échafaudages deviennent alors le catalyseur de ces initiatives en gestation.

 

Chantier de restauration du plafond de la bibliothèque de l'Assemblée nationale ©Nicolas Leys - SCAI

Chantier de restauration du plafond de la bibliothèque de l'Assemblée nationale ©Nicolas Leys - SCAI

Une documentation scientifique inédite autour de Delacroix

« Lors du chantier de restauration, l’Assemblée nationale s’est montrée d’une coopération exemplaire, souligne Barthélémy Jobert. Nous avons pu mener en deux fois après le nettoyage des peintures et après la restauration proprement dite, l’équivalent de trois campagnes photographiques - avant, pendant et après la restauration - grâce à l’aide précieuse d’un ingénieur en études visuelles de SCAI qui a réalisé l’ensemble des prises de vue ».

 

La Drachme du Tribut après nettoyage et après restauration ©Nicolas Leys - SCAI

"La Drachme du Tribut" après nettoyage et après restauration ©Nicolas Leys - SCAI

Un modèle numérique

Grâce aux plus de 10 000  clichés recueillis lors de la campagne, cet ingénieur en visualisation scientifique, Nicolas Leys, a déjà pu produire un modèle numérique permettant de circuler virtuellement dans l’espace. « La qualité est telle que les restauratrices, en zoomant sur certains détails, ont pu voir des éléments invisibles à l’œil nu. Nous avons désormais une base documentaire exceptionnelle, qui nous permet aujourd’hui d’avancer sur les axes que nous avions envisagés depuis longtemps autour de Delacroix. »

Photogrammétrie du plafond de la bibliothèque de l’Assemblée nationale ©Nicolas Leys - SCAI

Quatre axes pour un programme ambitieux

Le projet Delacroix numérique se déploie aujourd’hui autour de quatre axes. Deux d’entre eux sont directement liés au décor de la bibliothèque de l’Assemblée nationale. Il s’agit d’une part, de la création d’une visite virtuelle de très haute qualité permettant au public de circuler librement dans le décor via une interface web. « Nous voulons offrir une immersion complète, où l’utilisateur choisit son propre parcours, avec la possibilité de zoomer sur les moindres détails jusqu’à la texture des surfaces. Cela soulève des défis techniques comme la collecte et le traitement d’un volume considérable de données, mais aussi la capacité à les rendre accessibles dans un temps de chargement raisonnable », précise Barthélémy Jobert.

Il s’agit, d’autre part, de l’analyse scientifique du décor du plafond de la bibliothèque. Et c’est ici que l’intelligence artificielle (IA) entre en jeu. « Nous pensons qu’il est possible — même si cela reste expérimental — d’analyser le décor dans son ensemble et d’identifier les zones peintes par Delacroix lui-même, et celles exécutées par ses assistants. L’enjeu est de réussir à entraîner une IA à distinguer ces différentes mains », résume le spécialiste.

Pour cela, les chercheurs disposent de deux atouts : d’un côté, la qualité exceptionnelle des données collectées lors de la restauration de la bibliothèque. De l’autre, un partenariat avec le C2RMF (Centre de recherche et de restauration des musées de France) qui mettra à disposition sa documentation photographique sur les œuvres de Delacroix. « Cela nous permettra d’enrichir notre base d’apprentissage et d’augmenter les chances d’obtenir des résultats fiables pour faire émerger des éléments de signature picturale propres à Delacroix », ajoute Barthélémy Jobert.

Un troisième axe, commencé il y a plusieurs années, concerne la correspondance de Delacroix. « Avec les évolutions des humanités numériques ces quinze dernières années, notre approche a changé », indique l’historien de l’art. Ce qui n’était au départ qu’un projet de mise en ligne de la correspondance devient aujourd’hui une base pour une analyse intellectuelle de l’œuvre du peintre grâce à la fouille de textes : exploration des idées, des concepts, mise en relation avec la critique d’art du XIXe siècle, et croisement avec les textes contemporains à Delacroix.

Enfin, un quatrième axe, longtemps resté hypothétique, devient aujourd’hui réalisable. Il s’agit d’utiliser l’IA générative pour reconstituer le décor disparu lors de l’incendie de 1871, du salon de la Paix réalisé par Delacroix à l’Hôtel de Ville de Paris. Il n’en reste que des esquisses, des dessins préparatoires, quelques copies faites par ses élèves et deux photographies anciennes. À cela s’ajoutent les plans, les cotes d’époque et une documentation connexe sur un second salon peint par Ingres.

« Avec ces matériaux, et l’aide de spécialistes du jeu vidéo, nous pourrons reconstruire virtuellement l’architecture du lieu », espère le chercheur. L’IA générative, nourrie des données interprétatives issues de notre projet précédent et des travaux préparatoires de Delacroix, pourra alors produire une restitution crédible des fresques disparues. « Même si nous disposons aujourd’hui de la meilleure base de données possible, l’IA n’est pas une vérité absolue. Elle donne des probabilités, pas des certitudes. C’est à nous, historiens de l’art et scientifiques, d’interpréter les résultats », rappelle Barthélémy Jobert.

Une mobilisation pluridisciplinaire

Jusqu’ici, le projet a pu avancer grâce à l’engagement de plusieurs équipes de Sorbonne Université issues de ses différentes facultés : le Centre André-Chastel pour la partie histoire de l’art, la plateforme Plemo 3D qui avait scanné, il y a quelques années, l’architecture de la bibliothèque et du Salon Delacroix à l’Assemblée nationale et celle des décors religieux de Delacroix dans les églises parisiennes, Saint-Sulpice et Saint-Denys du Saint-Sacrement, SCAI pour la campagne photographique et l’aspect IA, la plateforme ObTIC pour l’analyse numérique de la correspondance, mais aussi le LAMS (Laboratoire d’archéologie moléculaire et structurale) spécialisé dans l’analyse chimique des matériaux d’œuvres d’art qui aidera à analyser les différentes « mains » - distinction entre les interventions de Delacroix et celles de ses assistants. « Le LAMS a mobilisé une équipe qui a mené des analyses non invasives grâce à des techniques optiques permettant de collecter des données sur les pigments et les matériaux utilisés. Ces données, bien que limitées à certaines zones sélectionnées, sont précieuses et viendront compléter celles du C2RMF », se réjouit l’historien de l’art.

Si plus des trois quarts du projet ont été réalisés avec les moyens internes de Sorbonne Université, le projet bénéficie depuis mars 2025 d’un coup d’accélérateur grâce au soutien de la Fondation Schmidt qui finance des projets mêlant IA et patrimoine. « Notre projet a été sélectionné et nous avons reçu un budget pour financer le poste d’ingénieur en visualisation scientifique et d’allouer du temps de travail à un data scientist dédié à l’identification des auteurs des différentes parties du décor ». La Fondation Schmidt permet également de recruter un post-doctorant en IA, qui travaillera avec les data scientists, des stagiaires en visualisation scientifique et d’un post-doctorant en histoire de l’art, qui interviendra sur deux volets : l’étalonnage des images fournies par le C2RMF, et l’analyse des corpus textuels.

Enfin, un autre financement pourrait venir s’ajouter : « Nous avons candidaté à l’appel à projets "Prématuration" de Sorbonne Université pour accueillir des stagiaires issus du secteur du jeu vidéo et recruter un ingénieur en médiation culturelle qui scénarisera une première version de la visite virtuelle ». Celle-ci devrait être accessible au grand public d’ici six mois à un an, à la fois sur le site de l’Assemblée nationale et celui de Sorbonne Université.  

Les perspectives du projet

« Avec ces financements, nous sommes en mesure de faire avancer l’ensemble des axes du projet à un rythme accéléré », annonce Barthélémy Jobert. Avec un démarrage prévu en septembre, les chercheurs espèrent d’ici un an, être en mesure de tirer des conclusions sur les deux volets les plus expérimentaux du projet : la reconstitution numérique du Salon de la Paix et l’analyse des "mains" des décors de la bibliothèque.  

Barthélémy Jobert envisage également d’élargir ce projet : « À court terme, nous pourrions répondre à des appels à projets afin d’étendre l’étude à d’autres décors de Delacroix déjà restaurés ou même intervenir en amont du futur chantier de restauration de la bibliothèque du Sénat ». À plus long terme, les chercheurs n’excluent pas d’ouvrir le champ de recherche à d’autres  grands décors muraux français du XIXe siècle en plus de ceux peints par Delacroix ou même plus généralement à la peinture de grand format de la même époque.