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Doubles maléfiques : quand la science-fiction explore la notion d’identité

Placé sous le signe de la menace angoissante, la figure du Doppelgänger exprime moins un conflit psychologique (la folie) que la remise en cause de pressions sociales.

Copernic, Curie ou Einstein ont changé notre perception du monde en révélant ce qui s’y trouvait depuis toujours : le « et si… » de la science-fiction reprend ce modèle pour offrir des occasions de jeter un regard neuf, distancié, sur notre monde, ce que l’écrivain et journaliste Ariel Kyrou désigne comme des « philofictions ». Pour cela, chacun de ses récits explore de ce que l’universitaire et écrivain canadien Darko Suvin appelle un « novum », une rupture rationnelle avec notre conception du réel.

Autour de la notion d’identité personnelle se déploient des images de réplicants, clones, doubles issus de réalités alternatives. De nombreux novums jouent sur la substitution des individus, ce qui fragilise nos relations intersubjectives, tout comme la certitude d’un cogito, pierre d’angle de notre personnalité. Ces récits construisent des effets de dérèglement de l’identité en prolongeant les jeux d’inquiétante étrangeté de la littérature fantastique, mais aussi en construisant des logiques de continuité paradoxale, fondées sur la représentation de l’agentivité des personnages – autrement dit, leur capacité à prendre des décisions et à agir de manière autonome.

Modernités du Doppelgänger

Les récits conjecturaux réinventent la figure du Doppelgänger, ce double fantastique menaçant de nous remplacer. Celui-ci reste placé sous le signe de la menace angoissante, mais il exprime moins un conflit psychologique (la folie) que la remise en cause de notre for intérieur du fait de pressions sociales.

Dans le roman merveilleux-scientifique Le Docteur Lerne, sous-dieu (1908), Maurice Renard en présente une version terrible et ironique. Le narrateur, Nicolas, découvre que son oncle, le docteur Lerne, a mis au point une technique de greffe universelle, qui permet de transplanter un cerveau humain dans un autre corps. Lui-même victime d’un échange contre-nature (avec un taureau), Nicolas nous permet d’en saisir l’écrasante aliénation, alors qu’il observe son corps agir loin de lui, animalisé et brutal. Pire encore, lorsqu’il comprend que le chirurgien a lui-même été victime d’un vol de corps par son machiavélique assistant, Nicolas sombre dans la folie, à l’idée qu’il soit dorénavant impossible de savoir qui se cache vraiment derrière le masque rassurant de nos proches : la structure même de la société s’effondre pour lui.

Tout en conservant l’impact de l’inquiétude fantastique, les récits de science-fiction exploitent la force propre du novum rationnel. Comme l’a montré l’historien du cinéma Simon Spiegel, la science-fiction tend à mettre en tension l’étrange et le familier, naturalisant l’étrange et au contraire distanciant le familier.

Dans la nouvelle « En apprenant à être moi » (1990), Greg Egan nous donne accès aux pensées d’un homme qui vit dans une société où un cerveau cristallin (le « cristal ») enregistre depuis la naissance les états de conscience de l’humain sur lequel il est greffé. Chacun, devenu adulte, choisit de faire procéder à l’ablation de son cerveau organique, moins durable et moins fiable, au profit du cristal. Sur le point de subir cette opération, le narrateur est déconnecté de son propre corps, et l’observe avec horreur être piloté par le cristal. Alors même que nous entrons en sympathie avec lui, nous comprenons qu’il s’agit en fait du cristal, lequel vient d’être coupé par accident de son modèle humain et développe sa propre personnalité. Si bien que, lorsque la nouvelle s’achève sur la prise de contrôle du corps par ce deuxième cerveau, nous sommes partagés entre un soulagement malsain de voir le narrateur sortir de cette aliénation, et l’intuition dérangeante que, dans l’affaire, nous nous plaçons du côté du voleur de corps – comme le fait toute cette société future.

Les récits de science-fiction transforment ainsi la question des doubles cherchant à prendre notre place en un fait objectif, et même en un phénomène social, ce qui se manifeste différemment selon les époques. Si L’Invasion des profanateurs de sépultures (1956) manifeste la force du conformisme, la capacité d’une propagande politique à évider les consciences tout en valorisant des comportements de citoyens modèles, le film US (2019) en offre une version plus violente, dans laquelle les doubles révoltés font un cauchemar de l’ambition morbide du gouvernement de remplacer ses citoyens en une population rendue docile par le clonage. Dans tous les cas, ce type de fiction associe l’horreur ressentie par ceux qui résistent au caractère inévitable de la conversion, mouvement de fond validé par la société elle-même.

Soi-même comme un autre

Les représentations travaillées par la science-fiction intègrent aussi des variantes nuancées, qui articulent à un questionnement technoscientifique la question de l’évolution de notre identité dans le temps. Une version ludique correspond à la fameuse « régénération » du Doctor Who dans la série du même nom, qui permet de prolonger la franchise en passant d’un acteur ou d’une actrice à l’autre. Tout artificiel qu’il soit, ce passage de relais a des manifestations concrètes dans la fiction, car le « même » personnage est réinventé sur le plan de la personnalité, tout en conservant les traits essentiels qui le rendent attachant, en particulier sa faculté à résoudre les problèmes par son inventivité.

L’évolution contrôlée de personnalité constitue parfois le novum central, comme dans la série Westworld (2016-2022), qui montre des androïdes reprogrammables, dont la personnalité subit des inflexions radicales, et qui volent parfois la place d’êtres humains. Or, même si cela reprend le principe de mise en doute radical du réel cher à l’auteur de science-fiction américain Philip K. Dick, le récit questionne surtout l’hypothèse de l’émergence de quelque chose de nouveau : la possibilité que, à partir de ces programmations multiples, un nouveau type d’identité se forme, par la conservation aléatoire d’éléments infimes, qui en viennent à constituer un principe d’organisation sous-jacent, puis de conscience supérieure.

Le format de la série télévisée semble particulièrement adapté à ce type d’idée, car les acteurs et actrices représentent un foyer de continuité corporelle, tandis que, à travers les métamorphoses, s’impose une agentivité récurrente des personnages.

Des sentiers qui bifurquent

Enfin, la versatilité de l’identité augmente lors de démultiplications qui confrontent des scénarios de vie, dans le cadre de voyages temporels ou d’univers multiples. Une forme schématique consiste à représenter un « univers-miroir », comme dans Star Trek, où les héros affrontent leurs doubles maléfiques, joués par les mêmes acteurs, habillés de sombre et portant des boucs machiavéliques. La logique du multivers est poussée à l’extrême dans les récits de superhéros, qui multiplient les variantes de leurs personnages iconiques. La franchise du Spiderverse en offre un traitement réflexif, en formulant à l’intérieur même de son univers des principes de continuité d’identité, fondant l’essence de chaque Spiderman sur une combinaison d’éléments narratifs (la perte d’un être cher comme fondement inévitable de la vocation) et d’éléments de style (comme l’autodérision), alors que les personnages eux-mêmes peuvent avoir une infinité d’apparences et de personnalités.

De manière plus troublante, l’intrigue de la série Fringe met aux prises des versions antagonistes des mêmes personnages, dont les vies et les choix personnels résultent d’une divergence entre leurs univers, l’un des deux ayant subi une catastrophe qui a épargné l’autre. Chacun des personnages reconnaît dans la vie de l’autre des éléments de continuité, une certaine manière d’affronter les problèmes, mais surtout la façon dont les circonstances spécifiques de chaque univers ont façonné des personnalités divergentes, résultant de choix décisifs. C’est à l’exploration d’une variété de confrontations de ce type que nous invite Hervé Le Tellier dans L’Anomalie (2020) : une anomalie temporelle ayant produit le dédoublement, à plusieurs mois de distance, d’un avion et de ses passagers, ceux-ci ont la possibilité de mesurer ce que quelques mois de décalage peuvent entraîner en termes de maturation émotionnelle, et ce que le hasard occasionne pour la créativité artistique ou les choix philosophiques.

En suscitant à la fois distance cognitive et immersion fictionnelle, la science-fiction nous permet de jeter un nouveau regard sur la question complexe de l’identité. S’il n’est pas question de s’appuyer sur Westworld ou L’Anomalie pour nous constituer un modèle robuste de la notion d’identité personnelle, le plaisir mêlé d’inquiétude éprouvé face à ce type de récit nous permet de mettre à l’épreuve nos convictions en la matière, aiguisant notre esprit critique et nous préparant aux évolutions que pourraient causer les changements technoscientifiques de notre temps.


Simon Bréan, Maître de conférences en littérature française du XXe-XXIe siècles, Sorbonne Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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