Derrière les chiffres, qui sont les sondeurs ?
Les sondages d’opinion, tout particulièrement en période de campagne électorale, occupent une place centrale. Pourtant, on sait finalement peu de choses sur la production de ces données.
Les sondages d’opinion, tout particulièrement en période de campagne électorale, occupent une place centrale. Si certains médias n’en ont pas usage, voire le revendiquent, les sondages, en particulier ceux portant sur les intentions de vote, rythment l’actualité politique. Pourtant, on sait finalement peu de choses sur la production de ces données.
Pour commencer, il n’est pas inutile d’essayer de répondre à une question simple : qu’appelle-t-on un « institut de sondage » ? Le terme « institut » évoque évidemment un lien avec l’univers académique et une proximité avec des activités de recherche. Les représentions collectives l’assimilent ainsi à des organismes agissant dans le domaine des sciences dites « dures » – on pense par exemple à l’Institut Pasteur – ou à des institutions publiques prestigieuse – l’Institut national de la statistique et des études économique. Enfin, le terme « institut » renvoie à des associations de réflexion de type think tanks : l’Institut Montaigne, l’Institut Rousseau, etc.
Pourtant, il ne correspond à aucune réalité juridique, ni même à la réalité du travail des sondeur·ses. En 2000 déjà, Pierre Weil, alors PDG de la Sofres, explique au Figaro que le terme institut est devenu « obsolète pour caractériser [son] métier », et que concernant les instituts de sondage, « la réalité actuelle est celle des entreprises et du business ».
Les instituts de sondage sont donc des entreprises privées, principalement organisées sous la forme juridique de la société par action simplifiée (SAS ou SASU) ou de la société anonyme (SA). Rappelons qu’en période électorale les sondages doivent par ailleurs suivre plusieurs règles légales.
2 300 entreprises mais une dizaine d’instituts
De très nombreuses entreprises proposent des prestations de sondage : le secteur des études de marché et sondages regroupe ainsi quelques 2 300 entreprises pour un chiffre d’affaires avoisinant les 2 milliards d’euros. Mais on dénombre en France seulement une dizaine d’« instituts de sondage ».
Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, au sein de ces sociétés, les sondages d’opinion représentent toutefois une faible part du résultat des instituts. En recoupant les sources et les informations émanant des acteurs du secteur, on peut estimer que ces sondages participent, en moyenne, à hauteur de 5 % à 15 % au chiffre d’affaires total de leur entreprise, le reste étant réalisé grâce à diverses études de marché, dont les commanditaires se gardent bien de diffuser les résultats.
Bien que peu d’instituts se partagent le marché, il existe de grandes disparités entre ces entreprises. On peut d’abord distinguer les instituts « historiques » de ceux, plus récents, qui ont vu le jour avec le développement des sondages par Internet. Ainsi, alors qu’Ipsos, Kantar (ex-TNS-Sofres), l’Ifop, CSA, BVA et Harris interactive sont plus anciens, Opinionway, Viavoice, Elabe et Odoxa sont tous nés dans les années 2000.
Cette modalité de classement en recoupe une seconde – en partie du moins – plus pertinente pour la description du secteur. Il s’agit de classer les instituts en fonction de leur poids et de l’écosystème dans lequel ils s’insèrent. Ainsi, alors que certains appartiennent à de puissants trusts internationaux diversifiés, comptant des milliers de salarié·e·s à l’échelle mondiale, d’autres sont des PME voire des TPE de bien moindre envergure.
Les sondeurs d’opinion : entre science et commerce
Les sondeurs et sondeuses d’opinion ont donc un statut particulier au sein de instituts de sondage. Ils sont d’abord peu nombreux – environ cent à cent-vingt personnes pour les dix principaux instituts français – et ne contribuent que faiblement au chiffre d’affaires de leur entreprise, qui réalise l’essentiel de ses profits grâce aux sondages marketing.
Pourtant, ils et elles occupent une position centrale dans l’univers des sondages, rendant visible la profession dans son ensemble et la donnent à voir sur un mode valorisé. Ils et elles sont aussi les dépositaires d’une culture professionnelle, héritée des premiers entrepreneurs de la profession.
On distingue deux éléments fondamentaux de cette culture : le rapport à la science – et en particulier aux sciences sociales – et la défense d’une certaine vision de la démocratie. Les sondages sont en effet d’abord la résultante des évolutions de la statistique – qui s’accorde dans les années 1920 sur la possibilité d’utiliser des statistiques inférentielles, c’est-à-dire la possibilité de généraliser des résultats à l’ensemble d’une population à partir de ceux obtenus auprès d’une partie seulement –, de la sociologie et psychologie sociale (questionnements, élaboration des questionnaires, etc.). Dans le même temps, dès les années 1930, les sondeurs et sondeuses ont développé un discours présentant le sondage comme un atout pour la démocratie : grâce à lui, il était désormais possible de connaitre l’opinion du plus grand nombre, sur tous les sujets, sans devoir attendre la tenue de scrutins très espacés dans le temps.
Cette culture professionnelle se retrouve aussi bien chez les premiers « entrepreneurs » de la profession, à l’image de George Gallup ou encore Jean Stoetzel, que chez les professionnel·le·s qui exercent aujourd’hui.
Elle s’exprime à travers leurs modes d’expression publique (interventions médiatiques, publications d’ouvrages, participation à des colloques organisés par des universitaires) mais aussi au travers des entretiens que j’ai menés dans le cadre de ma thèse et dans leurs pratiques de travail.
Des professionnels très diplômés
Cette culture se retrouve également dans le profil des sondeurs : celui d’ancien·nes étudiants en sciences sociales intéressés par les questions politiques et l’actualité sociale. Ces professionnel·le·s sont en effet très majoritairement diplômés du supérieur. L’étude de que j’ai réalisée révèle que près de 90 % possèdent un niveau Bac+5. Au sein des données que j’ai pu recueillir plus de neuf sondeurs et sondeuses sur dix ont effectué leur scolarité dans un Institut d’études politiques (IEP, 33,3 %) ou dans une université (59,3 %).
Cependant, ils et elles évoluent dans un univers marchand. En grande majorité salarié·e·s, pour la plupart en CDI, ces professionnels sont soumis à des contraintes similaires à celles de très nombreux salariés du secteur privés. Ils doivent répondre aux exigences de leurs clients, respecter des cadences souvent intenses, travailler dans des situations de sous-effectifs et respecter des délais très serrés. La réalisation d’objectifs chiffrés conditionne l’obtention de primes, voire de promotions. Si les sondeurs doivent évidemment savoir rédiger des questionnaires et interpréter des tableaux de chiffres, ils doivent donc également apprendre à vendre des enquêtes, à renoncer à des traitements approfondis lorsque le client ne le souhaite pas (comme des analyses détaillées par sous-populations) ou encore à encadrer le travail des prestataires en charge de l’administration des questionnaires ou du traitement des données.
Le marché des sondages d’opinion est également un marché très concurrentiel. Ils et elles qui désirent évoluer dans leur carrière et obtenir des promotions sont ainsi conduits à passer régulièrement d’un institut à l’autre. Il en découle un fort turn-over au sein des instituts.
Ainsi, parmi les participant·e·s à mon enquête par questionnaire, 52 % des sondeurs et sondeuses ont été employés par deux instituts ou plus, et près d’un tiers sont passés par au moins trois instituts différents. La population se caractérise également par sa « jeunesse » dans la mesure où près de la moitié de mon échantillon a moins de cinq ans d’expérience et plus des deux tiers (68 %) exercent ce métier depuis moins de dix ans.
87 % des effectifs ne dépassent pas 40 ans
La difficulté à progresser dans la carrière explique aussi un taux important de reconversions. La population est ainsi très jeune, et un grand nombre quitte la carrière avant d’atteindre les échelons supérieurs. Au sein de mon échantillon, 55 % de la population est âgée de 30 ans ou moins, et près de 87 % des effectifs ne dépassent pas 40 ans.
Il est possible d’identifier trois grands types de reconversions : les départs « chez le client », qui désigne le fait d’aller travailler pour le compte d’une entreprise pour laquelle le ou la sondeuse réalisait des sondages, les reconversions dans un secteur proche sur le plan des thématiques abordées, mais sans lien direct avec les études par sondage (cabinet de conseil, milieu politique, entreprises marketing, etc.) et enfin des reconversions dans un tout autre secteur ou milieu.
En somme, le travail des sondeurs se caractérise par une tension entre la volonté d’appliquer les standards de la « bonne enquête » et un ensemble de contraintes propres au secteur marchand, qui influe sur la bonne réalisation du travail et la structure des carrières. C’est à l’aune de cette tension et des possibilités d’y faire face, que doit s’analyser la qualité des données produites.
Hugo Touzet, docteur en sociologie de la faculté des Lettres de Sorbonne Université et membre du Groupe d'étude des méthodes de l'analyse sociologique de la Sorbonne (Gemass).
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.