"Dépasser les frontières entre les disciplines pour tirer parti des avancées technologiques"
Le mathématicien Pascal Frey dirige l’Institut des sciences du calcul et des données (ISCD) de l'Alliance Sorbonne Université.
Il fait le bilan de dix années de recherche interdisciplinaire et d’innovation autour du calcul scientifique, de la simulation et de l’analyse de données.
L’institut fête ses dix ans cette année. Quels étaient les enjeux de départ de l’ISCD ?
Pascal Frey : L’institut du calcul et de la simulation a été officiellement créé en juin 2010. Il est né du besoin de dépasser les frontières entre les disciplines pour tirer parti des avancées technologiques des machines et des calculateurs. L’objectif était d’unir les forces de spécialistes de différents domaines (informatique, mathématiques, chimie, physique, biologie, sciences humaines numériques, médecine, etc.) pour résoudre des problèmes scientifiques et sociétaux complexes. Notre ambition était également de mutualiser nos expériences et nos ressources pour optimiser l'usage des moyens de calcul au sein de l'université.
Cette fédération de recherche s’est rapidement structurée autour de trois axes : la recherche (développement de méthodes et de modèles au service des disciplines), la formation (irriguée par nos avancées scientifiques), et le développement logiciel. En 2016, avec la montée en puissance du big data, nous l’avons rebaptisée « institut des sciences du calcul et des données ».
L’ISCD fonctionne avec des équipes-projet. Comment s’articulent-elles ?
P. F. : Le Labex que nous avons obtenu en 2012 nous a permis, dans un premier temps, de nous structurer autour de deux thématiques : la biologie et la chimie computationnelles. Pendant huit ans, 85 chercheurs et ingénieurs ainsi qu’une soixantaine de doctorants se sont mobilisés sur ces questions.
Pour anticiper la fin du Labex et poursuivre cette dynamique, nous avons lancé de nouveaux axes de recherche avec nos partenaires de l’Alliance Sorbonne Université et créé deux autres équipes : l’une sur les humanités numériques et l’autre sur la médecine personnalisée.
Cette année, quatre nouvelles équipes-projets junior ont vu le jour : une sur l'origine du langage, une autre sur les matériaux et l'énergie, une troisième sur l'analyse de données issues des stations marines et une dernière sur la modélisation mathématique des océans.
Quel bilan tirez-vous de ce mode de fonctionnement ?
P. F. : Notre modèle a prouvé qu'il était pertinent. En dix ans, nous avons réussi à faire adhérer une large communauté de recherche. Nous avons travaillé, dès le début, avec les facultés de Sciences et Ingénierie et de Médecine, puis avec celle des Lettres, et enfin avec la plupart des partenaires au sein de l’Alliance Sorbonne Université. Nous entretenons également des liens étroits avec les autres instituts (instituts des matériaux, de la mer, de la transition environnementale, le Collegium musicae, etc.) et, plus particulièrement, avec le centre pour l’intelligence artificielle, SCAI, avec qui nous développons un programme doctoral commun et renforçons nos synergies.
Le mode de fonctionnement que nous avons développé pendant ces dix années nous a permis d’obtenir des avancées scientifiques majeures dans de nombreux domaines. Les deux premières équipes de l’ISCD, qui ont terminé leur vie au sein de l’institut en 2019, ont aujourd’hui trouvé des moyens de financement extérieurs dont la convoitée ERC Synergy.
Quels impacts ont les recherches menées au sein de l’ISCD sur la société ?
P. F. : Même si elles sont principalement orientées vers des enjeux fondamentaux, nos recherches ont également des conséquences directes pour la société. Nous travaillons, par exemple, sur la génomique appliquée à la greffe rénale. Avec le Pr. Ménard, néphrologue à l’hôpital de Tenon, nous avons développé une nouvelle méthode permettant d'améliorer la compatibilité des donneurs et des receveurs, en utilisant les informations génétiques dans les critères d’attribution des greffons. Avec la professeure en radiologie, Isabelle Thomassin, nous utilisons l’analyse de données pour mieux détecter les cancers du sein. Nous avons également apporté notre expertise en sciences du calcul pour des études menées au sein de l’institut Pierre Louis d'Epidémiologie et de Santé Publique sur la pandémie actuelle.
Dans un tout autre domaine, celui des humanités numériques, nous avons développé des méthodes pour analyser des corpus de textes. Ces techniques ont de nombreuses applications, aussi bien pour améliorer la standardisation de comptes-rendus médicaux, que pour détecter le plagiat. Nous travaillons également sur l’archéologie numérique et nos équipes ont, par exemple, reconstitué virtuellement le théâtre d'Orange.
L’interdisciplinarité est au cœur des instituts. Comment l’encouragez-vous au sein de l’ISCD ?
P. F. : Il faut d’abord tordre le cou à une idée-reçue : travailler de façon interdisciplinaire, pour un scientifique, ne veut pas dire maîtriser plusieurs domaines à la fois. Seuls quelques-uns possèdent vraiment cette double compétence. Il est donc essentiel de former des tandems de recherche en associant, autour d’un même sujet, les meilleurs spécialistes, doctorants et post-doctorants de différentes disciplines.
Afin de favoriser les échanges au sein de notre communauté, nous organisons des groupes de travail, des écoles d’été et des séminaires réguliers durant lesquels les équipes présentent leurs méthodes et leurs avancées. Grâce à l'Idex, les instituts bénéficient d’un budget pluriannuel permettant à la recherche de s'inscrire dans un temps long. Ce temps est nécessaire au développement d’un langage commun entre ces experts d’horizons différents.
L’interdisciplinarité n'est pas aussi naturelle que ce que l'on pense. Elle soulève aussi le problème des publications. Pour un scientifique, développer des recherches à l’interface de plusieurs disciplines, c’est prendre le risque que ses travaux ne soient pas compris par ses pairs. L’institut est aussi là pour assumer en partie cette prise de risque.