De Gaulle, un libéral méconnu ?
Laurent Warlouzet, Sorbonne Université
À l’heure de la relance de la planification en France, l’héritage de Charles de Gaulle est aujourd’hui revendiqué par toutes et tous, jusqu’à Marine Le Pen affirmant, à propos des principes de la politique économique gaullienne :
« sur l’échiquier politique, aujourd’hui, seul le Rassemblement national défend cette ligne. »
L’assertion est pour le moins paradoxale venant de l’ancienne présidente du Front national, parti d’extrême droite très hostile au leader de la France libre puis au Président décolonisateur, car formé autour d’anciens vichystes et d’opposants à l’indépendance algérienne.
Jean‑Luc Mélenchon assurait quant à lui que :
« de Gaulle n’a jamais adhéré à l’idée de la main invisible du marché. Le libéralisme est un produit d’importation en France. »
Personne ne présentait de Gaulle comme un libéral, position logique car la mémoire collective associe volontiers le grand personnage à la planification et au volontarisme industriel colbertiste, instruments indispensables à l’expression de la « Grandeur » de la France, l’objectif ultime du Général, mais aussi à l’expansion de l’État-providence.
Pourtant, l’étude des décisions et des écrits de la main du Général de Gaulle portant sur la seconde période où il dirigeait la France, de 1958 à 1969, témoigne de son orientation libérale.
De Gaulle, libéral ?
Entendons-nous sur les mots : être « libéral », au sens économique, signifie défendre l’économie de marché et croire dans sa dynamique de création de richesse, sans se priver de considérer comme nécessaires des mécanismes pour l’orienter et compenser ses faiblesses. Keynes lui-même était un libéral.
Cette inclination ne saurait être confondue avec un ultralibéralisme matérialiste, érigeant le marché comme un nouveau veau d’or. Une approche historique, reposant sur la comparaison avec les pratiques de l’époque et sur l’analyse des sources primaires (réalisée en détail dans l’ouvrage suivant), permet de restituer le personnage dans toute sa complexité, tout en affirmant la dimension libérale de sa politique économique.
Caractériser la pensée économique du Général de Gaulle suppose au préalable de jeter à bas un poncif : non, le dirigeant français ne « méprisait pas l’intendance », selon l’expression apocryphe qui lui a été attribuée, et qu’il a publiquement démentie lors d’un entretien avec Michel Droit, l’interlocuteur du Général de Gaulle lors d’entretiens télévisés en direct du palais de l’Élysée, le 13 décembre 1965.
Arrivé au pouvoir au printemps 1958, il ne peut que constater l’extrême dépendance de la France envers les capitaux étrangers car les déficits des finances publiques ont obligé les dirigeants français à quémander des crédits internationaux à l’hiver 1957-1958. Treize années après la fin de la guerre, la France, seule parmi les pays occidentaux les plus riches, a besoin d’une perfusion de crédits étrangers. Une telle vexation ne pouvait passer inaperçue aux yeux de Gaulle, qui s’employa dès lors à restaurer le crédit financier de la France.
De Gaulle pour une économie libérale
Pour ce faire, de Gaulle développe une politique certes interventionniste, mais aussi classiquement libérale. Déjà, dans le discours de Strasbourg du 7 avril 1947, de Gaulle affirmait :
« L’effort à accomplir ? D’abord, nous établir sur une base de départ solide en stabilisant la monnaie, ce qui implique en premier lieu une réduction considérable des dépenses et, par conséquent, des activités de l’État. »
Une fois au pouvoir, il se concentre d’abord sur l’assainissement des finances, d’abord avec un emprunt lancé avec succès par son ministre Antoine Pinay à l’été 1958, et ensuite avec le Plan Rueff, qui combine austérité, augmentation d’impôts et surtout libération des échanges. Comme le souligne de Gaulle dans ses mémoires :
« C’est là une révolution ! Le plan nous conseille, en effet, de faire sortir la France de l’ancien protectionnisme qu’elle pratique depuis un siècle ».
De fait, l’étude des archives confirme cette impression : la grande majorité des élites administratives, politiques et patronales était opposée au retour brutal à la libération des échanges internationaux qu’imposait le Plan Rueff, après plusieurs décennies de protectionnisme depuis les lendemains de la crise de 1929, voire le tarif Méline de 1892. Les ministres Pinay et Mollet menacent de démissionner.
Par la suite, le choix de confier l’économie à des libéraux comme Georges Pompidou, Wilfried Baumgartner et Valéry Giscard d’Estaing, puis son rôle direct dans le plan de stabilisation de 1963, dans la promotion de l’étalon-or à partir de 1965, et enfin dans le refus de dévaluer le franc en 1968 traduisent un attachement à une gestion prudente et orthodoxe de l’économie, des finances et de la monnaie. Les déficits de l’État sont d’ailleurs inférieurs à ceux de la période précédente.
Rompre avec le protectionnisme
De Gaulle assimile le protectionnisme à un repli sur soi mortifère et défaitiste. Dans un entretien avec Michel Droit du 15 décembre 1965 il lie encore les dynamiques politiques et économiques en évoquant l’avant-1914 :
« On restait là, sous la protection des douanes, et on vivait comme ça, à l’intérieur, confortablement. Et il y en a qui disaient que c’était la belle époque. Bien sûr, on ne se transformait pas, on n’évoluait pas. D’autres devenaient de grands pays industriels comme l’Allemagne, l’Angleterre qui avait commencé avant tout le monde, les États-Unis qui avaient entrepris leur essor. »
Le protectionnisme est alors directement associé au déclin géopolitique.
Au-delà du discours, la politique gaullienne menée de 1958 à 1969 rompt avec la tentation protectionniste des gouvernements précédents. Lorsqu’il revient au pouvoir, de Gaulle impose avec le Plan Rueff de 1958 une ouverture de l’économie française à la concurrence internationale sans précédent. Au cours des années 1960, de Gaulle soutient la réalisation du Marché commun à Six. Il accélère même le processus, en supprimant les droits de douane entre les six intervenants dès le premier juillet 1968, soit dix-huit mois avant le calendrier prévu par le Traité de Rome.
Dans le monde, le gouvernement français accepte les négociations de libéralisation internationale du commerce, où, sans faire partie des plus libéraux, il accepte une concurrence internationale stimulante, pour autant qu’elle préserve l’agriculture.
La rigueur budgétaire
De Gaulle pratique aussi la rigueur budgétaire, indispensable pour éviter de se retrouver en position de débiteur, comme les gouvernements de la Quatrième République résignés à solliciter régulièrement des aides de leurs alliés. Sur le plan des finances publiques, là aussi, la rupture est nette comme une étude récente sur l’histoire de la Banque de France vient le confirmer : les déficits publics et le recours à la dette se réduisent nettement sous de Gaulle par rapport à la période précédente, alors même que les fondamentaux économiques -le fort taux de croissance et le faible taux de chômage – n’ont pas changé.
Certes, en économie de Gaulle n’est pas que libéral. Né en 1890 et élevé dans un milieu catholique, il a toujours été sensible à l’influence du catholicisme social et à sa critique de l’individualisme exacerbée comme du socialisme. On retrouve cette ambition dans son projet de participation, mais il faut noter qu’il ne remet en cause ni la propriété privée ni le caractère central du travail dans l’émancipation de l’individu, et qu’il n’a été que très modestement appliqué.
Planification et compétitivité
De Gaulle fut un grand planificateur et l’instigateur d’un colbertisme modernisateur ambitieux. Pourtant aussi paradoxal que cela puisse paraître, cela ne contredit pas son libéralisme. La priorité du Vᵉ Plan (1966-1970) est explicitement celle de la compétitivité internationale. La planification s’inscrit donc la libération des échanges. De même, le soutien au développement industriel par l’encouragement à la concentration et par des aides massives à des programmes de haute technologie s’insère dans cette priorité. Le Plan Calcul, Concorde ou Airbus ont tous été lancés sous de Gaulle pour transformer la France en pays exportateur dans ces nouveaux secteurs.
Ajoutons que, dans les années 1960, de nombreux pays européens avaient développé des organes de coordination de leur économie, voire de planification, ainsi que des politiques industrielles ambitieuses. Projeter sur la période gaullienne une vision de la planification appartenant à l’espace soviétique, ou aux périodes antérieures ou postérieures, demeure un anachronisme.
Ainsi, libéral, de Gaulle l’est car il impose avec le Plan Rueff une rupture avec plusieurs décennies de protectionnisme. Il relance la planification indicative mais en la liant à l’exigence de la compétitivité internationale. Point de fétichisme du marché, mais simplement la conscience aiguë de l’interdépendance des nations, et de l’impératif de disposer de finances saines pour être crédible à l’international. Point de « Grandeur » sans rigueur.
Que reste-t-il de ce « libéralisme » à la de Gaulle aujourd’hui ? Sans doute la conscience que la France ne peut se replier sur elle-même si elle veut demeurer un acteur mondial.
Laurent Warlouzet, Chair professor, Histoire contemporaine de la France et de l'Europe, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.