Comment nourrir tous les humains ?
Selon les projections des Nations unies, il y aura environ 9,7 milliards d’habitants sur la planète d’ici 2050. Comment faire pour réussir à nourrir tout ce monde ? Gilles Billen, directeur de recherche émérite au CNRS et biogéochimiste au laboratoire des Milieux environnementaux, transferts et interactions dans les hydrosystèmes et les sols (METIS) de Sorbonne Université, dévoile ses préconisations.
« On a besoin de changer de modèle »
Le 15 novembre 2022 sonne comme une nouvelle étape. À cette date, la planète sera peuplée par 8 milliards d’habitants, selon les dernières données démographiques des Nations unies publiées en juillet 2022. Mais les projections ne s’arrêtent pas là : d’ici 2050, l’ONU table sur une population mondiale d’environ 9,7 milliards d’habitants, et 10,4 milliards en 2080. De quoi se poser cette question : comment faire pour réussir à nourrir tout le monde ?
Une solution est préconisée par plusieurs études : doubler la production agricole d’ici 2050 pour répondre à une demande alimentaire qui s'annonce croissante. Un postulat que fustige Gilles Billen : « S’il est exact que la démographie mondiale va continuer à croître d’ici 2050, les projections indiquent aussi que le pic sera atteint à peu près à cette date. Toutefois, en aucun cas, la population mondiale ne doublera ! Plusieurs études montrent en effet que le rythme de natalité va ensuite bien ralentir, voire décliner dans certaines régions du monde, comme en Europe ou dans les pays occidentaux. Certains d’entre eux connaissent déjà une baisse de leur démographie. Si la demande alimentaire est supposée doubler, c’est que la consommation de produits animaux par habitant est en très forte hausse ».
Un régime alimentaire plus végétal, des productions agricoles plus diversifiées
Le chercheur préconise, lui, une nouvelle alimentation tournée autour des végétaux comme premier levier pour répondre à la demande alimentaire mondiale. « Le régime alimentaire dans les pays occidentaux se compose de deux tiers de protéines animales et d’un tiers seulement de protéines végétales. En Europe, 70 % de notre production végétale est destinée à nourrir le bétail. C’est un peu du gâchis. Un régime constitué d’un tiers de protéines animales est à la fois plus sain et plus équitable, en ce sens qu’il serait généralisable à l’ensemble du monde ». La demande en produits agricoles s’en trouverait alors très fortement diminuée.
Selon le chercheur, les productions agricoles doivent être également moins intensives. « Le recours aux engrais industriels n’est pas la seule manière d’apporter aux sols les nutriments dont les plantes ont besoin ». L’agroécologie remet la biodiversité et les processus écologiques au cœur de l'agriculture et préconise des rotations de culture longues et diversifiées qui alternent céréales et légumineuses comme la luzerne, le trèfle, les haricots ou les lentilles. « Ces plantes ont la capacité de fixer l’azote de l’air et d’enrichir ainsi naturellement le sol. De telles rotations, typiques de l’agriculture biologique, pourraient aussi permettent de se passer des pesticides », précise Gilles Billen.
Un vent de changement « à un rythme encore trop lent »
Sur la question de l’élevage, Gilles Billen ne le considère pas comme le mal absolu. Pour faire face à la demande alimentaire, le chercheur suggère même de réintroduire cette activité dans des zones qui en sont dépourvues. « Il faut arrêter cette industrialisation des élevages industriels concentrés et alimentés par du maïs et du soja transgénique importé d’outre-Atlantique, comme c’est le cas par exemple en Bretagne. Dans d’autres régions de France, exclusivement céréalières par exemple, il est nécessaire aussi de mieux répartir l’élevage et de le reconnecter avec les cultures. »
Il poursuit : « L’important est d'homogénéiser les territoires, de procéder à la diversification des cultures et de limiter les engrais chimiques de manière à préserver les terres et à produire des aliments de qualité ». Une agriculture « plus paysanne », à l’ancienne, plus respectueuse de l’environnement, de la biodiversité et du climat, qui certes, regagne progressivement du terrain, mais « à un rythme encore trop lent » pour Gilles Billen.
« Nos travaux ont montré qu’en actionnant ces trois leviers – régime alimentaire moins carné, rotations culturales intégrant des légumineuses, graines et fourragères, reconnexion de l’élevage –, il est parfaitement possible de nourrir la France, l’Europe et le monde à l’horizon 2050 sans accroître les surfaces cultivées ». Et d’ajouter : « Les conditions sont aujourd’hui propices à opter pour un nouveau modèle. Une vague de changement est en cours, mais elle n’est pas encore suffisante malgré les scandales alimentaires ou la crise du Covid qui avait permis une prise de conscience du modèle qu’on nous proposait jusque-là. Mais l’industrialisation de l’agriculture est telle depuis cinquante ans qu’elle est devenue la norme. Les lobbys de l’agriculture et de l’agro-industrie sont devenus très puissants et verrouillent toute évolution de structure. »